Un oligarque méconnu surgit dans la sphère nigériane
Peu de Nigérians connaissaient encore, il y a quelques mois, le nom d’Alexander Zingman. Né à Minsk au tournant des années soixante-dix, naturalisé américain à la faveur de la perestroïka et devenu, selon le Trésor américain, un interlocuteur privilégié du complexe militaro-industriel biélorusse, l’homme cultive une discrétion qui contraste avec la portée géographique de ses affaires. De Harare à Khartoum, son empreinte apparaît, de manière récurrente, dans des contrats d’armement légers et de pièces détachées pour hélicoptères Mi-17. Le Nigeria s’ajoute aujourd’hui à cette cartographie. Le président Bola Ahmed Tinubu a confirmé début avril la signature d’un accord de 70 millions de dollars pour la fourniture de véhicules blindés légers et de munitions de petit calibre, en indiquant qu’il connaissait personnellement Zingman « depuis les bancs de la Chicago State University ». Affirmation aussitôt contestée par des archivistes indépendants qui peinent à trouver la moindre trace académique commune.
Chicago, fortune et trous noirs chronologiques
Le récit présidentiel est séduisant : un camarade d’amphithéâtre devenu magnat de l’export, prêt à soutenir la montée en puissance de l’armée nigériane. Toutefois, les registres universitaires consultés à Chicago montrent que Tinubu aurait quitté l’établissement en 1979, tandis que Zingman n’y apparaît qu’à compter de 1988, pour un cursus inachevé de commerce international. Loin d’être anecdotique, cette discordance ouvre la porte à une question centrale : dans quelle relation d’affaires, sinon d’intermédiaire, les deux hommes se sont-ils rencontrés ? Au sein de la diaspora libanaise du Midwest, avancent certains diplomates, pointant la présence de réseaux bancaires informels capables d’assurer le transfert de capitaux vers le Golfe puis vers l’Afrique de l’Ouest. Le silence entretenu par les deux protagonistes entretient le soupçon, alors même que Washington a depuis 2021 sanctionné plusieurs entités belarusses proches de Zingman pour « participation à la fourniture de matériel militaire destiné à contourner les embargos ».
Le contrat de 70 millions : vecteur de modernisation ou ristourne ?
À Abuja, le ministère de la Défense insiste sur la dimension strictement technique de l’accord : une quarantaine de blindés 4×4, des stations de maintenance mobile et près de deux millions de cartouches de 7,62 mm destinés aux bataillons anti-insurrection basés dans le Nord-Est. Officiellement, le matériel proviendra des lignes de montage de l’entreprise belarusse KB Radar, puis sera acheminé via Port-Sudan avant d’être convoyé par voie terrestre. Le prix annoncé – 70 millions de dollars – semble avantageux face aux grilles tarifaires publiques de fabricants occidentaux, mais il s’explique, selon un ancien cadre du ministère, par « l’absence de service après-vente, la reprise d’équipements déjà stockés et un règlement à 60 % en nairas convertibles ». Les experts du Stockholm International Peace Research Institute rappellent que les véhicules belarusses affichent un taux de disponibilité inégal et que leur intégration logistique exige un flux constant de pièces. Dès lors, l’économie immédiate peut rapidement être annulée par des coûts de maintien en condition opérationnelle.
Alarmes chez les services occidentaux
Paris, Bruxelles et Washington observent l’affaire avec circonspection. Un analyste de la DGSE confie que « tout contrat impliquant la galaxie Zingman est réputé transporter un risque de rétrocommission et d’ingérence politique ». La crainte porte moins sur la performance de l’équipement que sur la place laissée à Minsk pour acquérir un levier d’influence dans le Golfe de Guinée. Les attachés de défense occidental notent également que, dans la même période, Minsk cherche à écouler des stocks de munitions hérités de l’ère soviétique dont la traçabilité demeure incertaine. Pour les États-Unis, le dossier a une tonalité plus aiguë : soutenir la professionnalisation des forces nigérianes tout en maintenant la pression sur le régime Loukachenko suppose de clarifier les provenances. La Maison-Blanche insiste déjà pour que le Conseil national de sécurité nigérian autorise une équipe conjointe d’audit sur site, proposition encore sans réponse.
Abuja entre souveraineté et dépendance technologique
Depuis l’ère Buhari, le Nigeria revendique une stratégie d’« achats pragmatiques », s’appuyant tour à tour sur la Chine pour les drones CH-3, sur la Turquie pour les MRAP Otokar et désormais sur la Biélorussie pour les blindés légers. En coulisse, les officiers plaident pour une diversification afin d’éviter que les menaces de suspension occidentales ne paralysent la lutte contre Boko Haram et l’ISWAP. Mais cette mosaïque d’origines crée une dépendance technique complexe. Le chef d’état-major de l’armée de terre concède que « le Nigeria n’a pas encore la profondeur industrielle pour absorber ces plates-formes sans assistance extérieure ». Sur le plan politique, Tinubu joue la carte de la souveraineté : l’engagement d’un intermédiaire non aligné prouverait qu’Abuja n’entend pas se laisser dicter ses fournisseurs. Pourtant, les termes du deal, négociés hors appel d’offres public, fragilisent le discours de transparence qu’il affichait lors de sa campagne présidentielle.
Un test décisif pour la transparence sécuritaire africaine
En exposant aux regards une figure habituée aux zones grises du commerce d’armement, l’accord Zingman-Tinubu offre un révélateur de la gouvernance militaire ouest-africaine. Si le contrat respecte les exigences d’exportation légales et améliore réellement la capacité de projection des forces nigérianes, il pourrait servir d’argument à ceux qui prônent une ouverture vers des fournisseurs émergents. En revanche, la moindre avarie technique ou le moindre soupçon de commission occulte réactiveront les débats sur l’opacité structurelle de l’appareil sécuritaire national. L’Union africaine, qui finalise actuellement son code de bonne conduite sur les importations d’armes, suit de près cette affaire symbolique. À court terme, Tinubu joue une partie serrée : renforcer son outillage militaire sans hypothéquer sa réputation auprès des bailleurs occidentaux. À plus long terme, c’est la crédibilité du Nigeria comme puissance régionale équilibrée qui se trouve en balance, entre modernisation indispensable et gestion rigoureuse des flux d’armement.