Le retour contesté de Laurent Gbagbo, catalyseur d’incertitudes sécuritaires
Abidjan retrouvait à peine un semblant de routine politique que la radiation de Laurent Gbagbo de la liste électorale, confirmée le 4 mars 2025, est venue rallumer les braises d’un contentieux jamais totalement éteint. Dans une salle bondée du Plateau, l’ancien chef de l’État a revendiqué, d’une voix certes ralentie par l’âge mais toujours tranchante, le « droit inaliénable de se mesurer au suffrage universel ». Son slogan improvisé, « Trop c’est trop », sonne comme un rappel brutal des mobilisations de 2010. Les chancelleries ont aussitôt réactivé leurs “cellules crise Abidjan” ; le souvenir de la décennie de fracture Nord-Sud reste vivace et les scénarios d’escalade sont désormais étudiés de nouveau dans les centres opérationnels.
Des forces de défense écartelées entre loyautés anciennes et réforme en cours
L’ossature militaire ivoirienne a certes été rationalisée depuis l’intégration, en 2017, d’anciens éléments rebelles au sein des Forces armées de Côte d’Ivoire (FACI). Néanmoins, les analystes d’ISS Dakar relèvent que près de quarante pour cent des cadres moyens ont prêté serment sous la présidence Gbagbo. « Si la chaîne de commandement est aujourd’hui stable, l’affect reste un paramètre qu’aucun manuel d’état-major ne neutralise complètement », confie, sous couvert d’anonymat, un colonel de la gendarmerie. Le ministre de la Défense, Téné Birahima Ouattara, frère cadet du président, a ordonné la suspension de toutes permissions extérieures jusqu’à la fin du premier tour, signe que le pouvoir redoute des allégeances parallèles.
Paradoxalement, c’est dans la police que la pression est la plus forte. Les Compagnies républicaines de sécurité, épine dorsale du maintien de l’ordre, sont mobilisées en continu depuis la publication de la liste électorale. L’Unité d’intervention de la police nationale, constituée après la mutinerie de 2017, a reçu l’instruction d’opérer « sans arme létale » lors des rassemblements pro-Gbagbo, une directive inhabituelle qui vise à éviter les bavures susceptibles d’offrir à l’opposition l’argument de la victimisation.
Renseignement intérieur : le test grandeur nature du nouveau Conseil national de sécurité
L’architecture du renseignement, remaniée en 2022 pour réduire la dépendance excessive vis-à-vis de la Présidence, se trouve confrontée à sa première crise politique majeure. Le nouveau Conseil national de sécurité (CNS) doit coordonner Direction de la surveillance du territoire, renseignements militaires et cellule cyber, tout en partageant des notes avec une magistrature que Gbagbo accuse d’être « instrumentalisée ».
À Washington comme à Paris, on observe de près la capacité du CNS à produire une information fusionnée. Un diplomate européen souligne que « le risque n’est pas tant l’insurrection armée que la manipulation numérique ». Déjà, des comptes Telegram proches du PPA-CI relayent de fausses alertes d’arrestations d’opposants. Le Centre ivoirien de lutte contre la désinformation, financé par l’Union européenne, dit avoir recensé une hausse de 240 % des contenus viraux à tonalité conflictogène depuis janvier.
Partenaires étrangers : assistance discrète et lignes rouges assumées
Si la France conserve un contingent de 900 soldats dans le cadre des Forces françaises en Côte d’Ivoire, Paris se garde d’apparaître en arbitre d’un débat électoral qui ne lui appartient plus. Pour autant, la coopération sécuritaire n’est pas suspendue. Les exercices « Tanoé 2025 », visant la sécurisation du corridor littoral, se sont tenus mi-février avec la participation symbolique d’une section américaine des Marines. Selon un officier français, « la meilleure prévention reste le maintien d’un haut niveau d’interopérabilité, afin que les FACI ne se replient pas sur des logiques factionnelles ».
La Chine suit également le dossier, moins pour des raisons de politique intérieure que pour garantir la continuité des livraisons de manganèse dont elle est le premier importateur. Depuis 2023, Pékin finance la modernisation du port de San-Pédro, ce qui confère à son attaché de défense une écoute nouvelle au sein de l’état-major ivoirien. Toute déstabilisation prolongée fragiliserait ces investissements et Pékin, qui avait observé un strict silence en 2010, laisse filtrer l’idée d’une médiation africaine sous égide de l’Union africaine.
Une sortie de crise encore incertaine
L’un des proches conseillers de Laurent Gbagbo assure qu’une « convergence des mécontentements » est inévitable si la radiation n’est pas levée. En face, le camp présidentiel rétorque que l’inéligibilité n’est qu’une application de la loi, rappelant le précédent de la condamnation de 2019. Le Conseil constitutionnel, saisi en procédure accélérée, devrait statuer avant fin juin. D’ici là, chaque camp teste l’autre, tandis que le tissu sécuritaire est mis à rude épreuve.
Le pari d’Abidjan consiste à démontrer, cette fois, que la puissance publique peut traverser une tempête politique sans s’en remettre aux canons ni aux blindés. Mais la stature symbolique de Gbagbo, pâtinée par la détention et l’âge, reste capable de transcender les clivages socio-régionaux. À défaut d’une négociation politique rapide, le risque est moins un conflit ouvert qu’une lente déliquescence de l’autorité de l’État, terreau idéal pour les trafics transfrontaliers déjà florissants du côté de la frontière libérienne.
À quatre-vingts ans, le « Woudy » ne commande plus aucune troupe, mais son ombre suffit à obliger la Côte d’Ivoire à revisiter sans délai le délicat équilibre entre compétition démocratique et sécurité collective. Les prochaines semaines diront si le pouvoir a retenu la leçon de 2010 ou s’il faudra, de nouveau, compter les obus avant de recompter les voix.