Au Bénin, la cybersouveraineté en Fon fait sourire les géants du cloud et inquiète les chancelleries

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Un laboratoire au croisement de la tech et de la géopolitique

En inaugurant à Cotonou le Laboratoire régional d’Innovation et de Technologies numériques, l’Institute for Inclusive Digital Africa et l’Agence béninoise des Systèmes d’Information ont ouvert bien davantage qu’un simple hub d’entrepreneurs. Dans un contexte où les câbles sous-marins s’arrachaient déjà la vedette, la cérémonie a donné le ton : il s’agira désormais de parler de souveraineté numérique avec la même gravité qu’on évoque la maîtrise de l’espace aérien. Le ministre de la Défense, Lakpé Tchalla, présent aux côtés de ses homologues ivoirien et sénégalais, l’a reconnu sans détour : « Celui qui détient la donnée détient la manœuvre ; celui qui contrôle l’IA contrôle le récit. »

La langue fon, vecteur de résilience informationnelle

Choisir le fon comme premier idiome cible n’est pas un simple geste culturel. Pour les planificateurs de la sécurité intérieure, la barrière linguistique est l’un des angles morts de la lutte contre la désinformation et l’extrémisme violent dans la bande côtière ouest-africaine. Un modèle voix-à-voix capable de traiter, comprendre et restituer des messages en langue locale facilite la diffusion d’alertes officielles, la gestion de crise sanitaire ou encore la sécurisation des flux financiers mobiles. Le commissaire divisionnaire Ayélé Agbo, chargé de la transformation numérique de la police béninoise, voit dans l’outil « un multiplicateur d’effets pour la communication opérationnelle en zone rurale, là où les tracts jihadistes profitent encore d’un vide lexical ».

Des GPU à double usage placés sous haute surveillance

La décision d’entraîner le futur modèle sur des GPU NVIDIA A100 et H100 positionne d’emblée le laboratoire dans la catégorie des infrastructures critiques. À plus de 40 PFLOPS la machine, le centre de calcul peut, du jour au lendemain, basculer de la linguistique appliquée vers des simulations balistiques ou cryptographiques. Conscientes de cette ambiguïté, les autorités ont fait voter, en urgence, un décret classant l’installation « d’importance vitale ». Les accès physiques sont désormais assurés par la gendarmerie nationale, tandis qu’un air gap logique protège les serveurs d’ingérence étrangère. « Les puces sont autant un outil de développement qu’une arme potentielle », rappelle le colonel-ingénieur Kouassi Akakpo, chargé du contrôle interne.

Coopération Sud-Sud : alliance ou dépendance ?

Financé par la Gates Foundation et corédigé avec Dakar et Abidjan, le protocole de gouvernance du laboratoire prône un partage équitable des modèles, des ensembles de données et des correctifs de sécurité. Officiellement, cet arrangement illustre l’émergence d’une solidarité africaine face aux géants du cloud. Officieusement, chaque capitale cherche à garantir un accès prioritaire aux ressources de calcul et à la propriété intellectuelle qui en découlera. « La solidarité sans cadre juridique clair devient rapidement une dépendance mutuelle », nuance la professeure Salimata Ndiaye, experte en droit du cyberespace, observant que les futures licences open source comportent déjà des clauses d’export control proches de celles de l’ITAR.

Intelligence artificielle et forces intérieures : un saut capacitaire attendu

À court terme, trois cas d’usage—pharmacies de garde, solde mobile money, extraits de naissance—ont été retenus. Pourtant, les états-majors regardent plus loin. Les opérateurs du centre de commandement de la Garde nationale imaginent un assistant vocal fon capable de transcrire en direct les appels d’urgence, d’extraire les métadonnées et de proposer une cartographie mise à jour des incidents. Ce même outil, couplé à l’OSINT, pourrait accélérer la catégorisation de faux messages viraux. Dans une région où la dialectique de la rumeur alimente les crispations communautaires, la promptitude analytique devient une arme non létale, mais décisive.

Regards croisés de Bruxelles, Washington et Pékin

Les chancelleries occidentales suivent l’initiative avec un mélange d’encouragement et d’inquiétude. À Bruxelles, la Direction générale du marché intérieur y voit un précédent qui pourrait compliquer la future réglementation sur l’IA, notamment sur la question des données sensibles. Washington, conscient de l’attrait stratégique des GPU, propose un accord de partage de renseignement pour prévenir la prolifération de modèles malveillants. Pékin, discret mais présent, anticipe déjà des partenariats pour la diffusion de ses propres architectures de puces RISC-V. Dans ce ballet, le Bénin, grâce à un choix linguistique audacieux, s’est offert une place à la table où se redéfinit la balance des puissances numériques.

Cap sur 2026 : l’épreuve du feu opérationnel

Le calendrier serré prévoit un prototype fonctionnel dans neuf mois, puis un déploiement national avant la fin 2026. Entre-temps, le laboratoire devra prouver sa capacité à protéger ses corpus vocaux, à certifier la robustesse éthique de ses algorithmes et à garantir la disponibilité des GPUs, cibles potentielles de sanctions extraterritoriales. Si l’ensemble de ces jalons est franchi, la petite salle blanche de Cotonou pourrait devenir, selon le mot du général Ogoudjobi, « la plus stratégique des bases du pays, sans un seul obus, mais avec des milliards de mots ». Au-delà de l’innovation sociale, l’expérience béninoise pourrait alors servir de matrice aux États africains désireux de conjuguer inclusion et défense dans un même code source.

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