Cabo Delgado, épicentre d’une insurrection à géographie mouvante
Sur les rivages de l’océan Indien, la province de Cabo Delgado s’est muée, depuis 2017, en laboratoire d’une guérilla djihadiste qui défie tour à tour l’armée mozambicaine, ses alliés régionaux et la vigilance internationale. À l’ombre des méga-gisements gaziers d’Afungi, les combattants se déplacent par petits groupes, exploitant les denses forêts côtières et la porosité des frontières vers la Tanzanie pour frapper puis se disperser. Les statistiques récentes évoquées par Human Rights Watch – au moins 120 mineurs enlevés depuis janvier – ne traduisent qu’imparfaitement l’ampleur d’un phénomène rendu invisible par l’absence de couverture médiatique permanente et l’insécurité des axes routiers.
L’instrumentalisation des enfants : un symptôme de l’échec sécuritaire
Au-delà de l’indignation qu’ils suscitent, ces rapts d’enfants éclairent une faille stratégique majeure : l’incapacité des forces gouvernementales à protéger les villages isolés. Les insurgés, connus localement sous le nom d’al-Shabab – sans lien organique avec le mouvement somalien éponyme – recourent à une triple utilisation des mineurs : main-d’œuvre logistique pour le transport du butin, chair à canon peu coûteuse pour les escarmouches et dot matrimoniale forcée pour consolider l’économie interne des groupes. Selon un officier de la police provinciale en poste à Pemba, « les adolescents recrutés connaissent le terrain mieux que quiconque ; ils deviennent guides involontaires des colonnes rebelles ». La Convention de Genève classe pourtant ce procédé au rang de crime de guerre, rappelant la nécessité d’une réponse pénale que faute de capacité judiciaire, Maputo tarde à mettre en place.
Une riposte militaire fragmentée aux performances contrastées
En juillet 2021, l’entrée en scène de deux contingents – la mission conjointe de la Communauté de développement d’Afrique australe (SAMIM) et un déploiement bilatéral rwandais – avait suscité l’espoir d’une inversion rapide de la dynamique insurrectionnelle. Quatre ans plus tard, l’effet de surprise initial s’est estompé. Les forces rwandaises, aguerries par leurs opérations en Centrafrique, ont sécurisé l’axe Palma-Afungi, vital pour TotalEnergies, mais peinent à stabiliser l’arrière-pays. Les unités mozambicaines, malgré la formation dispensée par l’Union européenne, restent minées par un déficit de commandement intermédiaire et par la rotation accélérée des effectifs. Un rapport interne de la SAMIM admet que « la coordination inter-forces demeure perfectible, en particulier sur le partage du renseignement tactique ». Pendant ce temps, les insurgés se reconstituent plus à l’ouest, entraînant une militarisation croissante d’espaces jadis épargnés.
L’or bleu du gaz, boussole des priorités sécuritaires
Le calendrier militaire est dicté, volontairement ou non, par la reprise des travaux sur le projet Mozambique LNG. Les zones où les majors énergétiques projettent terminaux et pipelines bénéficient d’une couverture sécuritaire dense, laissant un profond angle mort dans les districts intérieurs. Cette géographie de la protection sélective nourrit un ressentiment local déjà ancien, né de la distribution inégale des revenus extractifs. Des chefs traditionnels de Mueda et Nangade évoquent « une armée qui protège les tuyaux, pas les familles ». Or, l’adhésion populaire est le socle de toute contre-insurrection durable ; la « bulle sécuritaire » autour d’Afungi risque ainsi de se transformer en vitrine des priorités gouvernementales plutôt qu’en levier de pacification.
La coopération régionale face au piège de la longévité du conflit
La feuille de route négociée entre Maputo et Pretoria prévoyait un désengagement progressif des troupes sud-africaines dès 2024. La recrudescence d’attaques oblige désormais à envisager une prorogation budgétairement lourde pour la SADC. Parallèlement, Kigali milite en faveur d’un mandat onusien qui lui garantirait un financement pérenne via le Conseil de sécurité, initiative soutenue par Paris mais accueillie avec circonspection par Washington, préoccupé par les précédents africains de missions robustes sans stratégie de sortie claire. Dans ce ballet diplomatique, les enlèvements d’enfants servent de catalyseur moral, mais leur résolution exige un maillage policier et judiciaire local que le volet strictement militaire ne saurait suppléer.
Scénarios d’évolution et marges de manœuvre diplomatiques
À court terme, l’intensification des patrouilles héliportées et la relance d’équipes mixtes armée-police pourront réduire la liberté de mouvement des insurgés, sans toutefois résoudre la question des otages mineurs déjà dispersés dans la brousse. À moyen terme, l’intégration d’unités spéciales de la police judiciaire au sein des zones d’opérations pourrait offrir la chaîne de preuve indispensable aux futures poursuites devant les tribunaux mozambicains, voire la Cour pénale internationale. Les partenaires européens réfléchissent par ailleurs à un conditionnement plus strict de l’aide budgétaire, liant décaissements et progrès tangibles en matière de protection des civils. Reste que tout dispositif s’effritera s’il ne s’inscrit pas dans une relance économique inclusive ; la surexposition des gisements gaziers contraste trop visiblement avec l’abandon des zones agricoles, réservoir inépuisable de frustrations que les recruteurs djihadistes sauront toujours exploiter.
La récente tournée du ministre mozambicain de la Défense dans les capitales de la SADC a confirmé la volonté d’« internationaliser » la question des enfants disparus pour obtenir un soutien financier élargi. Mais la leçon des dernières années est limpide : l’addition de contingents étrangers ne compense pas l’absence d’une gouvernance locale capable de regagner la confiance des communautés. La tragédie des 120 enfants enlevés acte moins une défaite militaire qu’un déficit de pilotage stratégique, déficit qui, s’il persiste, continuera de nourrir le cycle délétère de la violence à Cabo Delgado.