Cape Flats : diplomatie des ruelles face aux kalachnikovs urbaines

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Un héritage urbain qui nourrit la rivalité armée

Trois décennies après la fin officielle de l’apartheid, les Cape Flats demeurent l’archétype d’une ségrégation spatiale pérennisée. L’éloignement des bassins d’emplois, l’exiguïté du bâti et la carence d’infrastructures publiques créent un terreau où la structuration clanique l’emporte sur l’autorité étatique. Le souvenir très concret des déplacements forcés opérés entre 1957 et 1989 se transmet désormais sous forme de ressentiment, facteur que soulignent encore les conclusions de la Commission nationale sur la cohésion sociale publiées le 6 mai 2024.

Les données 2024 confirment une courbe d’homicides ascendante

Le Service de police sud-africain (SAPS) a présenté, le 28 mai 2024, ses statistiques pour le quatrième trimestre de l’exercice 2023/24. Sur les 1 215 meurtres identifiés comme liés à des gangs dans le pays entre janvier et mars, 73 % ont été enregistrés dans le seul Cap-Occidental. Dans le même rapport, Wesbank et Hanover Park figurent parmi les dix quartiers les plus meurtriers, avec un bond respectif de 11 % et 14 % des homicides par rapport au trimestre précédent. Ces chiffres corroborent l’alerte lancée le 3 juin 2024 par le Bureau du Médiateur provincial qui parle d’une “épidémie d’armes légères circulant hors de tout contrôle légal”.

Gouvernance fragmentée et confiance publique en berne

La multiplication des opérations sécuritaires ponctuelles – déploiement limité de l’Armée en juillet 2019 puis task-forces coordonnées par la Direction nationale des poursuites depuis janvier 2024 – peine à produire des effets structurels. Lors d’une audition parlementaire du 12 juin 2024, la ministre de la Police, Bheki Cele, a reconnu que le taux de résolution des affaires de meurtre dans le Cap-Occidental stagne à 17 %. Cette impuissance alimente la doctrine du « chacun pour soi » qui pousse nombre d’habitants, déjà sceptiques face aux allégations récurrentes de corruption, à recourir à la protection transactionnelle des gangs.

La diplomatie communautaire : médiation, réhabilitation, résilience

Face au retrait perçu de l’État, des acteurs locaux s’improvisent négociateurs. Le pasteur Craven Engel, figure de Hanover Park, demeure en contact quotidien avec douze chefs de factions, dont certains incarcérés, pour imposer des cessez-le-feu temporaires. Son initiative Reconciliation through Restoration, financée depuis mars 2024 par la Fondation Desmond Tutu, combine sevrage accéléré, formation professionnelle et médiation. Selon le rapport d’étape adressé à la Province le 18 avril, 27 anciens membres de gangs ont été intégrés dans des emplois formels en moins de six mois. Les micro-succès restent toutefois fragiles : le dernier cessez-le-feu signé le 15 mai n’a résisté que quatre jours après un règlement de comptes à Manenberg.

L’internationalisation du problème : flux d’armes et narcotrafic

Le Global Study on Firearms Trafficking 2024 de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, publié le 25 avril, cite le port du Cap comme point d’entrée majeur pour les armes de poing brésiliennes et turques acheminées via les lignes maritimes de vrac. La valeur ajoutée locale provient ensuite de la redistribution de méthamphétamine, dont la Western Cape Narcotics Division a saisi 476 kg entre janvier et avril 2024, un record décennal. Ces flux transnationaux complexifient la réponse, obligeant Pretoria à solliciter l’Organisation internationale de police criminelle pour une task-force régionale annoncée le 20 juin.

Vers une approche de sécurité humaine à plusieurs étages

Les diplomates sud-africains, lors du Dialogue de Windhoek sur la sécurité urbaine du 7 juin 2024, ont défendu un paradigme combinant coercition ciblée, justice restaurative et développement social accéléré. Concrètement, le ministère des Finances vient d’allouer 1,2 milliard de rands au plan multisectoriel 2024-2027 pour les Cape Flats, doté d’indicateurs mesurant le décrochage scolaire, la réinsertion et l’accès au logement. Le succès du programme dépendra toutefois de la capacité de la police à rétablir la confiance, condition préalable à toute coopération citoyenne, ainsi que l’a rappelé l’expert Gareth Newham de l’Institute for Security Studies lors d’un webinaire du 21 mai.

En attendant, la population navigue entre déploiements sporadiques de blindés et formes artisanales de diplomatie de quartier. Sur les murs criblés de balles de Wesbank, les portraits d’enfants disparus rappellent que la première urgence demeure la protection des civils. C’est cette dimension de sécurité humaine qu’appelle aujourd’hui la société civile, consciente que ni le seul appareil répressif ni la seule bienveillance associative ne suffiront si elles ne s’articulent pas durablement.

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