Chine-Afrique : échanges record, déficit stratégique africain en treillis chinois

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Un record commercial à haute teneur géostratégique

L’annonce par l’ambassadeur chinois au Ghana, Tong Defa, d’un volume d’échanges sino-africains atteignant 134,16 milliards de dollars sur les cinq premiers mois de 2025 a été saluée dans les chancelleries comme la confirmation d’un partenariat solide. Du point de vue militaire, toutefois, cette envolée chiffrée traduit aussi la consolidation d’un couloir logistique au service de la projection chinoise. Depuis le port de Bagamoyo jusqu’au terminal à conteneurs de Doraleh, les infrastructures financées par Pékin servent indifféremment au commerce civil et au soutien des déploiements navals que la flotte de l’Armée populaire de libération réalise dans l’océan Indien.

La Chine reste le premier partenaire du continent pour la seizième année consécutive, mais elle devient également son prestataire de services de sécurité. Les missions de formation policière au Zimbabwe, les cyber-centres d’entraînement ouverts au Kenya ou encore les livraisons de véhicules blindés au Nigeria sont fréquemment négociés en marge des contrats commerciaux classiques, créant une imbrication économique et sécuritaire qui échappe encore à la régulation multilatérale.

Produits manufacturés contre matières premières : un rapport de forces industriel

Sur les 83,51 milliards de dollars d’exportations chinoises, la part des équipements à usage dual – drones légers, systèmes radio chiffrés, véhicules logistiques – progresse de 18 % selon les douanes chinoises. Inversement, les 50,65 milliards de dollars d’achats africains restent dominés par le pétrole et les minerais stratégiques indispensables aux chaînes de production européennes et asiatiques. « Le déséquilibre se transforme en vulnérabilité opérationnelle », confie un diplomate ouest-africain en poste à Addis-Abeba, soulignant que plusieurs armées nationales dépendent désormais de pièces détachées chinoises pour leurs hélicoptères légers ou leurs radars de surveillance côtière.

Cette asymétrie sape les ambitions d’autonomie stratégique affichées par l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Les tentatives de production locale – chantier naval sénégalais de Kébémer, usine de munitions éthiopienne de Bishoftu – se heurtent au dumping technologique de fournisseurs chinois prêts à différer leurs paiements contre des concessions minières. La balance commerciale n’est donc pas qu’un indicateur macro-économique ; elle est un baromètre de souveraineté industrielle.

Abattements douaniers : arme douce d’influence sécuritaire

En supprimant depuis décembre 2024 les droits de douane sur 100 % des importations en provenance des PMA africains, Pékin a fait œuvre, en apparence, de coopération Sud-Sud. Pour les services de renseignement intérieur, cette généreuse politique tarifaire ouvre aussi la voie à un afflux d’équipements électroniques difficiles à contrôler. Les scanners de bagages, les caméras thermiques et les logiciels de reconnaissance faciale fournis à prix cassés s’intègrent dans des centres de commandement pilotés par des ingénieurs chinois, brouillant la frontière entre assistance technique et captation de données sensibles.

L’élargissement annoncé de ces abattements à l’ensemble des cinquante-quatre États africains pourrait accélérer le phénomène. « Plus le tarif douanier tombe, plus nos garde-fous juridiques doivent monter en puissance », avertit la commissaire rwandaise à la protection des données, Diane Umuhire, citant la difficulté à imposer des audits de code source aux fabricants asiatiques.

Vulnérabilités du renseignement : la face cachée des flux de capitaux

La multiplication des zones économiques spéciales où s’installent des consortiums chinois modifie le paysage contre-espionnage du continent. Les compagnies d’État déploient leur propre sécurité privée, parfois composée d’anciens militaires de l’APL. Ces entités contrôlent des segments entiers de réseaux télécoms internes, offrant un terrain d’observation privilégié à Pékin. Selon un rapport confidentiel de l’Agence mauritanienne de renseignement, des anomalies de trafic ont été détectées autour des backbones installés par Huawei Marine, au même moment où la marine chinoise testait ses communications sous-marines dans le golfe de Guinée.

Les États africains disposent souvent de budgets SIGINT limités et doivent externaliser la maintenance de leurs satellites d’observation. La dépendance technologique s’accompagne donc d’une exposition accrue au cyber-espionnage. Le ministère sud-africain de la Défense a dû retarder la mise en service de son centre de guerre électronique après que des failles logicielles, attribuées à un sous-traitant chinois, ont été découvertes en phase de test.

Vers une synergie continentale ou une dépendance pérenne ?

La question n’est plus de savoir si le commerce sino-africain créera de la puissance militaire, mais pour qui. Les initiatives locales de substitution aux importations – le hub dronique ghanéen de Tamale, l’Alliance pour la normalisation des calibres menée par Pretoria – doivent se hisser à un niveau de compétitivité qui exige des capitaux et un transfert de savoir-faire que Pékin monnaye avec parcimonie.

Dans ce contexte, l’Union africaine explore la piste de clauses de défense mutuelle intégrées aux futurs accords commerciaux avec la Chine. L’idée, défendue par la cheffe de la diplomatie kenyane, Musimbi Kilonzo, consisterait à coupler l’accès aux marchés africains à des engagements fermes de coproduction d’équipements et de formation d’ingénieurs. Reste à savoir si les capitales accepteront d’adopter une position commune face à un partenaire dont elles tirent, à court terme, des revenus fiscaux bienvenus.

À court comme à long terme, l’équation demeure délicate : comment profiter de la manne chinoise sans compromettre la souveraineté opérationnelle ? Faute d’une réponse coordonnée, le déficit commercial de 32,86 milliards de dollars observé entre janvier et mai 2025 risque de se doubler d’un déficit stratégique dont les dividendes seront, eux, irréversibles.

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