Deux Congos, un fleuve : radiographie géopolitique d’une gémellité contrariée

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Un miroir colonial aux reflets toujours vifs

Soixante-quatre ans après les indépendances concomitantes de 1960, la géographie politique du fleuve Congo demeure fracturée par la frontière la plus courte séparant deux capitales au monde. Kinshasa et Brazzaville se font face à moins de deux kilomètres mais prolongent encore l’antagonisme forgé entre Léopold II et la Troisième République française. Cette césure, longtemps cantonnée aux manuels d’histoire, conserve une pertinence diplomatique : en 2024, les deux États négocient séparément avec le Fonds monétaire international, participent à des coalitions de paix différentes et mobilisent leurs diasporas dans des directions parfois divergentes.

Kinshasa 2024 : second mandat et fronts multiples

Le 20 janvier 2024, Félix Tshisekedi a prêté serment pour un second quinquennat promis à « faire du Congo un État solution » (Reuters, 21 janvier 2024). Le discours intervient alors que les rebelles du M23 progressent à nouveau dans le Nord-Kivu, poussant les Nations unies à chiffrer à 6,9 millions le nombre de déplacés internes, un record historique (OCHA, 3 février 2024). À Bruxelles comme à Washington, on s’interroge sur la capacité de Kinshasa à tenir simultanément la lutte armée, la transition énergétique et la réforme fiscale réclamée par le FMI dans le cadre de la Facilité élargie de crédit réévaluée en mars (FMI, 5 mars 2024). Le prisme sécuritaire reste donc dominant, n’en déplaise aux 6,7 % de croissance annoncés pour 2024 par la Banque mondiale, largement tirés du cobalt et du cuivre (Banque mondiale, 10 avril 2024).

Brazzaville 2024 : stabilisation monétaire et diplomatie pétro-forestière

Du côté occidental du fleuve, le président Denis Sassou-Nguesso s’attache à consolider un règne ininterrompu depuis 1997, fort d’une majorité écrasante au parlement. L’accord conclu le 15 mars 2024 avec le FMI prévoit un allègement de dette et des réformes de la gouvernance pétrolière, secteur qui génère encore plus de 80 % des recettes d’exportation (FMI, 15 mars 2024). Parallèlement, Brazzaville s’érige en champion de la « finance carbone » : l’Initiative des bassins de forêts tropicaux, coprésidée avec l’Indonésie, a lancé une nouvelle plate-forme de crédits carbone régionaux lors du sommet de Nairobi du 9 avril 2024 (Agence Ecofin, 10 avril 2024). Cette stratégie environnementale, qui séduit Oslo et Abu Dhabi, vise à repositionner le pays au-delà d’un simple producteur de barils.

Entre coopération et rivalité : la diplomatie du pont interminable

La promesse d’un pont route-rail reliant les deux capitales, annoncée en fanfare lors du sommet CEEAC de 2019, n’a jamais dépassé le stade d’études techniques. En février 2024, la Banque africaine de développement a refusé d’inscrire le projet à son guichet d’investissement faute de consensus sur la répartition des coûts (BAD, 22 février 2024). Symptomatique, ce blocage révèle la méfiance réciproque : Kinshasa redoute un effet d’aspiration commerciale au profit de Brazzaville, tandis que cette dernière craint d’être submergée démographiquement par une mégapole de plus de quinze millions d’habitants.

Sécurité régionale : des agendas qui divergent

Brazzaville a accueilli le 4 avril 2024 une réunion extraordinaire du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine sur le Soudan, confirmant son rôle d’hôte discret mais incontournable des médiations continentales (UA, 5 avril 2024). Kinshasa, elle, concentre ses efforts diplomatiques sur la revitalisation du processus de Luanda avec le Rwanda, médiation angolaise qui reste dans l’impasse après l’échec du cessez-le-feu du 7 mars 2024 (Communiqué Angop, 8 mars 2024). Ces priorités divergentes compliquent l’émergence d’une position congolaise unifiée dans les enceintes multilatérales, notamment au Conseil de sécurité où aucune délégation congolaise ne porte systématiquement les intérêts de l’autre rive.

Une géopolitique de la mémoire et de la monnaie

Le franc CFA d’Afrique centrale, auquel reste arrimé Brazzaville, contraste avec le franc congolais soumis à des fluctuations de prix des matières premières. Cette différence monétaire souligne la persistance de deux sphères d’influence. En mars 2024, Paris a confirmé la transformation prochaine du CFA en « Eco » d’Afrique centrale, sans toutefois lever les réticences de Kinshasa, qui n’envisage pas de rejoindre cette zone de change (Ministère français de l’Économie, 28 mars 2024). La mémoire coloniale se traduit ainsi dans les poches des populations autant que dans les manuels scolaires.

Vers une coexistence plus pragmatique ?

Les deux pays ont signé le 12 avril 2024 un accord de facilitation du commerce frontalier portant sur l’agro-alimentaire et l’énergie domestique, sous l’égide de la CEEAC (Communiqué CEEAC, 13 avril 2024). L’initiative, encore modeste, traduit néanmoins une reconnaissance tacite qu’aucune des deux capitales ne peut prospérer isolément. Si Kinshasa attend de voir ses voisins s’engager militairement contre les groupes armés qui sévissent à l’Est, Brazzaville table sur une croissance verte pour réduire sa dépendance pétrolière. Au-delà du coude du fleuve, l’ancienne ligne de démarcation des empires belge et français reste donc une ligne de conversation permanente, parfois tendue, toujours nécessaire.

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