Douala réorchestre la guerre des récits : un bootcamp musical aux accents stratégiques

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Un laboratoire créatif devenu enjeu stratégique

Réunir vingt-deux technico-artistes venus de cinq pays africains autour d’un même pupitre n’est pas, en soi, un événement militaire. Pourtant, la première édition du bootcamp Malongue, organisée à Douala du 18 au 21 juin 2025, a très vite dépassé la simple dimension artistique. Sous la houlette de l’auteur-compositeur Blick Bassy et de la productrice Paola Yoko, l’objectif affiché consiste à bâtir une librairie musicale panafricaine adaptée aux standards des plateformes globales. Pour les décideurs sécuritaires, l’initiative se lit comme une esquisse de souveraineté culturelle : créer ses propres contenus, c’est posséder sa bande-son dans la guerre mondiale des récits.

Dans un environnement informationnel saturé par les majors anglo-saxonnes, façonner une signature acoustique propre au continent équivaut à disposer d’une force morale capable de soutenir la diplomatie publique. Les chancelleries occidentales ne s’y trompent pas : lorsque le département d’État ouest-africain évoque la « critical narrative infrastructure », la musique figure désormais au même rang que la langue ou l’image. À Douala, c’est donc bel et bien un laboratoire de résilience cognitive qui vient de naître.

La musique, nouvel outil de la guerre cognitive

Depuis la diffusion de chants patriotiques lors des défilés jusqu’aux opérations d’influence sur les réseaux, la dimension sonore a toujours accompagné les forces armées. L’Otan, dans son dernier concept stratégique, insiste sur la « primauté de la narration » ; Moscou, de son côté, considère le chant populaire comme un multiplicateur d’adhésion. L’Afrique francophone, souvent consommatrice de contenus externes, peine à imposer ses propres codes. Ici se situe la valeur ajoutée du bootcamp : créer un répertoire immédiatement mobilisable par les armées et les services de communication gouvernementaux lors d’exercices de coopération civilo-militaire ou de campagnes antiterroristes.

Les instructeurs invités – Thibault Kienz Agyeman, Armand Pujol et Loris Bernot – ont précisément insisté sur la synchronisation entre rythme et image. Les armées savent que la cohérence audiovisuelle d’une vidéo de recrutement ou d’un message de contre-propagande détermine sa viralité. En transmettant des techniques avancées de mixing et de sound design, le bootcamp donne aux États les briques nécessaires pour produire leurs propres capsules, sans dépendance à des studios étrangers susceptibles de censurer ou d’orienter le message.

Compétences techniques et souveraineté numérique

Au-delà des partitions, la session a permis d’aborder la question cruciale de la protection des droits et des métadonnées. Dans un contexte où la cybersécurité des plateformes culturelles africaines reste balbutiante, sécuriser les masters et les stems relève d’un impératif stratégique. « Nous voulons éviter que le patrimoine sonore que nous produisons parte sur des serveurs dont nous ne maîtrisons ni la localisation ni la législation », confie un ingénieur du son togolais, rappelant les piratages massifs ayant visé plusieurs studios de Lagos en 2023.

Le lien entre industrie créative et cyberdéfense devient manifeste. Chiffrer les fichiers, tracer les usages, signer numériquement les œuvres : autant de procédures aujourd’hui familières aux directions des systèmes d’information des armées. Les participants, formés à l’audio immersif et aux formats Dolby Atmos, ont ainsi reçu une initiation aux protocoles de stockage souverain, en partenariat informel avec l’Agence nationale camerounaise de sécurité des systèmes d’information.

Vers une doctrine panafricaine du soft power musical

Lorsque les promoteurs du bootcamp évoquent « la première pierre d’un chantier », ils suggèrent la mise sur pied, à moyen terme, d’un écosystème où diplomates, militaires et créatifs parleraient d’une seule voix. La diplomatie publique nigérienne, qui diffuse déjà des playlists locales dans ses lounges d’ambassades, s’est déclarée prête à intégrer la librairie en gestation. Les États-majors, eux, y voient la possibilité d’unir l’imaginaire collectif face aux récits djihadistes ou aux ingérences informationnelles étrangères.

Ce flirt entre culture et défense n’est pas sans précédent. Les forces armées brésiliennes, dès les années 1960, s’appuyaient sur la bossa nova pour raffermir le sentiment national. En Europe, la France dispose depuis 2016 d’une unité « action culturelle et influence » insérée au sein du Commandement pour les opérations interarmées. L’Afrique semble donc reprendre l’initiative : en misant sur la musique, elle investit un champ de bataille où l’impact se mesure moins en barils de poudre qu’en décibels de persuasion.

À Douala, les dernières notes ont résonné comme un prélude. Les compositeurs quitteront le studio, mais leurs créations voyageront dans les casques des troupes déployées au Sahel, dans les génériques des chaînes publiques et, demain peut-être, dans une campagne de sensibilisation contre les fake news. S’il est encore trop tôt pour parler d’« arsenal auditif », le continent avance vers une doctrine de soft power musicale qui, subtilement, redessine la cartographie des influences.

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