Du sac d’engrais au bouclier stratégique : Abuja redéfinit la sécurité régionale par le riz

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La souveraineté alimentaire érigée en impératif sécuritaire

Dans les cercles d’Abuja, la sécurité nationale ne se décline plus seulement en divisions blindées ou en patrouilles navales ; elle se mesure désormais au tonnage de céréales disponibles en cas de crise. En allouant 1 700 milliards de nairas, soit près de 1,2 milliard de dollars, à la transformation agricole, le gouvernement du président Bola Tinubu poursuit une logique simple : la faim nourrit l’insurrection plus sûrement qu’un arsenal léger. Les services de renseignement intérieur, qui suivent l’évolution des groupes criminels dans les États du Nord, plaident depuis plusieurs années pour un ancrage fort de l’action sécuritaire dans la résilience des communautés rurales. Le ministère de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire s’empare donc de ce dossier avec la même rigueur méthodologique qu’un plan d’opérations militaire, quitte à brouiller la frontière entre politique agraire et stratégie de défense.

Recapitaliser la Bank of Agriculture : dissuasion économique contre les groupes armés

La première tranche de 1 500 milliards de nairas destinée à la Bank of Agriculture vise à restaurer le crédit rural, considéré par Abuja comme un filet de sécurité non conventionnel. Les analystes du Defence Intelligence Agency relèvent qu’en zone sahélienne, chaque point de croissance agricole soustrait des contingents entiers aux réseaux de recrutement djihadistes ou aux bandes de voleurs de bétail. Le ministre Abubakar Kyari l’assume : « Investir dans le maïs ou le sorgho revient à durcir la ligne de front contre l’extrémisme ». En soutenant la mécanisation, l’exécutif espère convaincre les jeunes diplômés, parfois tentés par la migration ou par les économies parallèles, de trouver une insertion locale licite et pérenne. À moyen terme, l’objectif est une baisse mesurable des incidents de sécurité dans les hotspots agricoles des États de Kaduna, Zamfara et Katsina.

Diplomatie du riz : l’offensive douce d’Abuja vers Banjul

La visite à Abuja d’une délégation gambienne le 23 juin 2025, conduite par le ministre Dembo Sabally, illustre cette projection d’influence. Encore importatrice à plus de 80 % de son riz, la Gambie aspire à l’autosuffisance d’ici 2030. Pour Abuja, répondre favorablement revient à élargir sa profondeur stratégique le long de la façade atlantique. Les 2,15 millions de sacs d’engrais déjà acheminés vers Banjul jouent le rôle de « kits de coopération » comparables aux détachements militaires de formation expédiés dans la région. En offrant de dépêcher un « ambassadeur du riz », le Nigeria arrime symboliquement la Gambie à son architecture agri-sécuritaire, tout en consolant son image d’hégémon bienveillant face à la défiance que suscitent parfois ses opérations transfrontalières.

La dimension militaire n’est jamais loin. Les officiers de la ECOWAS Standby Force voient dans ce corridor logistique un atout pour les déploiements d’urgence, la filière riz procurant des stocks stratégiques en vivres opératifs. L’état-major ouest-africain considère d’ailleurs la sécurité alimentaire comme l’un des cinq piliers de préparation opérationnelle, au même titre que la mobilité ou la projection de puissance.

Le contrôle des engrais, enjeu clef face aux menaces transfrontalières

Les 200 milliards de nairas réservés aux interventions directes financent notamment la traçabilité numérique des intrants. Derrière cet enjeu technique se cache une préoccupation nettement sécuritaire : la production d’engrais azotés peut alimenter la fabrication d’engins explosifs improvisés si elle échappe aux circuits formels. La coopération mise en place avec Banjul inclut donc un protocole de suivi des cargaisons, adossé à un échange de données entre les douanes, les polices scientifiques et les agences de contre-terrorisme des deux pays. Selon un rapport interne consulté par nos soins, Abuja ambitionne de réduire de 40 % la circulation d’engrais détournés vers les groupes armés opérant entre la vallée du Niger et la Casamance.

Vers une architecture régionale de résilience agri-sécuritaire

En articulant développement rural, diplomatie et prévention des conflits, le Nigeria dessine les contours d’un nouveau paradigme opérationnel. Les discussions engagées au sein de la CEDEAO sur un Mécanisme mutualisé de réserves alimentaires stratégiques pourraient aboutir dès 2026 à la création d’un commandement logistique conjoint, chargé de sécuriser les couloirs de ravitaillement. Si la Gambie sert aujourd’hui de laboratoire, le Niger, la Sierra Leone et le Liberia se déclarent déjà intéressés. Le succès ou l’échec de ce programme pèsera lourd dans la capacité collective à endiguer les flux de combattants circulant du bassin tchadien aux rives gambiennes.

À l’heure où les budgets militaires se heurtent à la contrainte fiscale, la diplomatie du riz offre à Abuja une forme de « soft power durci » : moins spectaculaire qu’un escadron de drones, mais potentiellement plus décisive pour gagner la bataille de la stabilité durable.

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