Gukurahundi : autopsie d’un appareil sécuritaire toujours aux commandes

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Héritage militaire du conflit post-indépendance au Zimbabwe

Quarante ans après l’indépendance, l’ombre portée de la contre-insurrection Gukurahundi continue d’imprégner la trame sécuritaire zimbabwéenne. Dans les provinces du Matabeleland et des Midlands, près de 20 000 civils, majoritairement Ndebele, trouvèrent la mort entre 1983 et 1987 sous les coups de la Fifth Brigade, unité d’élite constituée avec l’appui d’instructeurs nord-coréens. Conçue pour écraser la dissidence armée de la ZIPRA, branche militaire de l’ex-ZAPU de Joshua Nkomo, la mission fut rapidement subvertie en campagne de terreur ethno-politique. L’armée nationale, tout juste fusionnée, n’avait pas encore consolidé ses codes de commandement communs ; ce vide doctrinal laissa la porte ouverte à des méthodes de type guérilla appliquées à des villages entiers. “Nous avions reçu l’ordre de neutraliser l’ennemi intérieur, pas de dialoguer”, résume aujourd’hui, sous couvert d’anonymat, un officier retraité de la Fifth Brigade, qui dit avoir été « formé à considérer chaque kraal comme une position ennemie ».

La Fifth Brigade : architecture secrète et culture du cloisonnement

Constituée hors de la chaîne hiérarchique régulière et relevant directement de la Présidence, la Fifth Brigade s’est muée en laboratoire d’une gouvernance sécuritaire opaque. Les archives officielles, classifiées jusqu’en 2030, laissent deviner une matrice où fusionnent doctrine révolutionnaire, contre-subversion coloniale et lecture ethnique du renseignement. Contrairement aux bataillons classiques, la Brigade bénéficiait d’une cellule d’analyse interne, alimentée par la Central Intelligence Organisation (CIO), qui pré-classait les villages selon un indice de loyauté. La verticalité extrême de cette structure, couplée à la création de centres de détention improvisés, a installé une culture du cloisonnement dont l’influence perdure au sein des services de sécurité, notamment au Joint Operations Command, forum hebdomadaire où se croisent hauts gradés et patrons du renseignement.

Une commission nationale sous supervision présidentielle

En 2019, le président Emmerson Mnangagwa, ancien ministre de la Sécurité pendant la période des massacres, a lancé la National Peace and Reconciliation Commission (NPRC) avec la promesse d’« achever le deuil national ». Pourtant, la composition de la commission reflète un savant dosage politique ; les commissaires sont nommés par la Présidence, sur recommandation d’un Parlement largement dominé par la ZANU-PF. Aux dires de l’avocat Alec Muchadehama, « l’institution chargée d’enquêter sur les exactions est pieds et poings liés à ceux qu’elle devrait auditionner ». Les audiences publiques, annoncées dans six districts, ont été reportées à plusieurs reprises, officiellement pour « raisons logistiques ». Entretemps, les militaires ont multiplié les patrouilles dans les zones concernées, dissuadant d’éventuels témoins de se déplacer.

Black-out médiatique et stratégie d’invisibilisation

La loi sur la cybersécurité promulguée en 2021 permet aux autorités de poursuivre tout journaliste accusé de « propagation de fausses informations portant atteinte à la défense nationale ». Cette disposition, brandie dès qu’il est question de Gukurahundi, décourage investigations et reportages de terrain. Les correspondants étrangers en sont réduits à des sources indirectes, tandis que les radios communautaires du Matabeleland, essentielles à la collecte de témoignages en isiNdebele, n’obtiennent que des licences temporaires. « Le silence n’est pas accidentel ; il est méthodique », martèle l’ONG locale Ibhetshu Likazulu, qui recense plus de cent fosses communes encore non exhumées. La fuite récente d’un rapport d’étape de la NPRC, décrivant des “entraves administratives”, révèle en filigrane un verrouillage informationnel orchestré par la hiérarchie sécuritaire.

Résonance régionale et prudence des partenaires multilatéraux

Au sein de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), le dossier Gukurahundi reste un tabou diplomatique. Officiellement, la SADC soutient la « solution interne » privilégiée par Harare, soucieuse de ne pas fragiliser un membre déjà éprouvé par les sanctions occidentales. L’Union africaine, pour sa part, se borne à encourager la justice transitionnelle sans activer ses mécanismes d’enquête. Selon un diplomate botswanais, « la priorité régionale demeure la stabilité frontalière ». Washington et Bruxelles conditionnent toutefois la levée de certaines mesures restrictives à des « avancées crédibles » de la NPRC. Au-delà des déclarations, aucune assistance technique n’a été accordée pour la balistique ou l’exhumation médico-légale, compétence pourtant indispensable à la manifestation de la vérité.

Justice transitionnelle : pistes sécuritaires pour sortir de l’impasse

Face au blocage, plusieurs juristes prônent la création d’une chambre spéciale au sein de la Haute Cour, dotée de magistrats internationaux, à l’image du modèle SiLCK appliqué au Sierra Leone. Une telle architecture exigerait néanmoins la coopération des forces armées, détentrices exclusives de nombreux registres opérationnels. Des officiers à la retraite se disent prêts à déposer à huis clos si le couvert de l’amnistie partielle est garanti. À Bulawayo, des vétérans ZIPRA envisagent même d’échanger leurs archives de terrain contre une reconnaissance officielle des zones d’enterrement. La réforme du secteur de la sécurité, inscrite dans la Constitution de 2013 mais jamais pleinement mise en œuvre, demeure la clé de voûte ; elle devrait inclure un audit indépendant des chaînes de commandement, condition sine qua non pour libérer la parole et restaurer la confiance civilo-militaire.

Mémoire collective et crédibilité de l’appareil sécuritaire

Loin d’être un simple épisode historique, Gukurahundi constitue aujourd’hui le référentiel implicite des relations entre la population et l’appareil d’État. Chaque opération de maintien de l’ordre, de la répression des manifestations post-électorales de 2018 à la mise en quarantaine musclée de 2020, est décodée à l’aune de ce traumatisme fondateur. La pérennité d’une doctrine sécuritaire construite sur la peur fragilise non seulement la légitimité des forces armées mais aussi l’image internationale du Zimbabwe. Tant que la chaîne de commandement refusera de se soumettre à l’examen public, le pays éprouvera les plus grandes difficultés à attirer les investissements nécessaires à la modernisation de son industrie de défense et de sa cybersécurité, secteurs prioritaires dans la stratégie Vision 2030.

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