Une nomination aux arrière-goûts de caserne
La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest a officialisé la semaine dernière la désignation du président sierra-léonais Julius Maada Bio à la tête du Comité ad hoc de médiation chargé de suivre les transitions politiques dans la sous-région. Sur le papier, l’expérience d’un ancien militaire rompu aux mécanismes de désescalade pouvait apparaître comme un atout. Or, dans les chancelleries d’Abuja à Dakar, l’annonce a plutôt suscité des haussements de sourcils. « Nous adoubons un ancien putschiste pour dire le droit constitutionnel », confiait, sous le sceau de l’anonymat, un diplomate nigérian en poste à la CEDEAO. L’allusion vise le coup d’État de janvier 1996, épisode durant lequel le capitaine Bio, alors numéro deux du Conseil national provisoire de gouvernement, avait brièvement goûté aux pleins pouvoirs avant d’organiser une élection présidentielle. Si la trajectoire ultérieure du chef de l’État sierra-léonais témoigne d’une conversion sincère à l’ordre démocratique, son passé continue de colorer la perception de ses pairs à un moment où la CEDEAO bataille pour préserver sa crédibilité normative face à la valse des juntes au Mali, au Burkina Faso, en Guinée ou au Niger.
La mémoire tenace des opérations ECOMOG
Dans l’ombre de cette nomination plane aussi le souvenir d’ECOMOG, la force multinationale dépêchée par la CEDEAO durant la guerre civile sierra-léonaise entre 1997 et 1999. À l’époque, Julius Maada Bio, encore dans les rangs, n’avait pas toujours entretenu des relations harmonieuses avec les contingents nigérians, accusés d’ingérences politiques. Aujourd’hui, il lui revient de veiller à la coordination diplomatique et militaire de la communauté sous-régionale. Les officiers d’état-major à Abuja, qui planchent déjà sur l’éventualité d’une intervention de stabilisation au Niger, redoutent qu’un médiateur à la fois juge et partie ne brouille la chaîne de décision politico-militaire. La CEDEAO a récemment renforcé son dispositif Early Warning, lequel s’appuie sur un réseau de 121 observateurs civils et militaires. Or, l’efficacité d’un tel mécanisme repose sur la confiance, un bien immatériel que la nouvelle figure tutélaire de la médiation devra reconquérir.
Les failles d’une architecture sécuritaire à géométrie variable
La CEDEAO s’efforce, depuis l’adoption du Protocole de 1999 relatif au mécanisme de prévention, de gestion et de règlement des conflits, de passer d’une logique de réaction à une culture de prévention. Les crises successives ont révélé toutefois la difficulté à agréger capacités militaires nationales inégalement dotées et volonté politique fluctuante. La nomination de Julius Maada Bio coïncide avec une révision en profondeur du Concept stratégique de sécurité collective, prévue pour le prochain sommet d’Accra. Les experts du Secrétariat estiment qu’il faut accroître le niveau d’interopérabilité, en particulier dans le renseignement d’origine humaine. À Freetown, le National Security and Central Intelligence Act de 2022 renforce déjà la coordination civilo-militaire. Reste à voir si cette expertise nationale peut être projetée sur le théâtre régional sans télescoper les sensibilités locales. « Le risque est de personnaliser un dispositif censé rester institutionnel », prévient Aïssata Diop, analyste au Centre international Kofi Annan.
Entre légitimité civile et héritage martial
Sur la scène intérieure, Julius Maada Bio a dépensé un capital politique non négligeable pour réformer les forces armées sierra-léonaises, misant sur la formation internationale et la professionnalisation des troupes. La coopération avec l’IMATT britannique puis l’International Security Advisory Team s’est traduite par une réduction de la taille des effectifs, au profit d’unités mieux entraînées. Cet effort, salué par certains bailleurs comme le Royaume-Uni, n’efface pas totalement les accusations d’usage disproportionné de la force lors des manifestations d’août 2022 à Freetown. Dans un paysage ouest-africain où la confiance des populations envers les institutions régionales s’effrite, la perception subjective d’un chef d’État au passé militaire lourd compte autant que ses réalisations présentes. Julius Maada Bio devra donc convaincre qu’il parle désormais un langage de gouvernance civile, y compris lorsqu’il s’adressera à des officiers en quête de légitimation politique chez leurs voisins.
Un message ambigu pour les partenaires internationaux
Washington, Londres et Bruxelles observent la séquence avec la prudence qu’imposent leurs intérêts conjoints dans la lutte contre le terrorisme sahélien et la criminalité maritime dans le golfe de Guinée. « Nous suivrons la mise en œuvre du mandat avec la plus grande attention », a indiqué, depuis New York, la représentante spéciale du Secrétaire général pour l’Afrique de l’Ouest, confortant l’idée que la posture future de la CEDEAO pèsera sur l’alignement des soutiens logistiques et financiers occidentaux. Car au-delà de la figure de Julius Maada Bio, c’est la robustesse de l’architecture sécuritaire ouest-africaine qui est en jeu. Si l’organisation parvient à tirer parti de son passé de médiateur sans se laisser happer par les clivages internes, elle pourra capitaliser sur des instruments comme la Stand-by Force, encore sous-dotée mais juridiquement prête. Dans le cas contraire, la nomination du chef de l’État sierra-léonais risquera d’apparaître comme le symptôme d’un système où le militaire, même repenti, n’est jamais vraiment relégué aux marges.