Liban : la « petite » guerre israélienne qui bouscule l’échiquier régional

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Un front discret mais incessant sur la frontière bleue

Depuis le cessez-le-feu du 27 novembre 2024, la frontière libano-israélienne vit au rythme cadencé des survols de drones Hermes 900 et des salves d’artillerie de 155 mm. Aucune proclamation officielle de guerre n’a été émise, pourtant les communes libanaises de Khiam, Aïta al-Chaab ou Marjayoun résonnent quasi quotidiennement du fracas des impacts. Selon le Centre libanais pour la documentation des conflits armés, plus de 160 civils ont déjà été tués en six mois, un score qui excède celui de l’été 2006 pour une période équivalente. Tel-Aviv justifie ces frappes par la nécessité « d’arracher les racines du serpent » – expression employée le 12 février par le chef d’état-major Herzi Halevi – tandis que Beyrouth dénonce des violations répétées de la résolution 1701 du Conseil de sécurité.

La doctrine israélienne du « mowing the grass » appliquée au Sud-Liban

Les planificateurs de Tsahal présentent ces opérations comme une simple extension de la doctrine « mowing the grass », consistant à tondre régulièrement les capacités adverses pour empêcher leur prolifération. Sur le plan capacitaire, le dispositif déployé le long de la Ligne bleue intègre les unités de renseignement 8200, des batteries de missiles sol-air David’s Sling et la 91ᵉ division blindée, prête à pénétrer de nouveau la plaine de la Bekaa si le feu vert politique est donné. Pourtant, contrairement aux campagnes menées à Gaza, l’armée israélienne se heurte ici à un maillage topographique favorable au Hezbollah : réseaux de galeries, relief accidenté et couverture végétale dense rendent l’acquisition de cible incertaine. Un officier français inséré à la FINUL confiait fin mars que « pour une roquette détectée, dix restent invisibles ». La low-cost warfare conduite par Tel-Aviv s’apparente donc davantage à une érosion patiente qu’à une décapitation éclair.

Hezbollah, entre résilience militaire et calcul politique

Bien que la létalité des raids israéliens ait été démontrée par la destruction de plusieurs opérateurs de drones du Hezbollah aux abords de Bint Jbeil, la structure de commandement du mouvement n’a pas vacillé. Selon l’Institut de recherche stratégique de Beyrouth, le parti chiite a reconstitué 80 % de ses stocks de missiles antichars Kornet et dispose encore d’une centaine de projectiles Fateh-110 capables d’atteindre Haïfa. Hassan Nasrallah, dans un discours télévisé le 14 avril, a répété que « toute négociation sur nos armes restera vaine tant qu’un soldat israélien occupera un mètre carré libanais ». En coulisse, cependant, le chef du Hezbollah ménage le président Joseph Aoun, conscient qu’une rupture frontale avec l’armée nationale libanaise affaiblirait sa légitimité intérieure. Cet équilibre instable maintient le Liban dans une semi-paralysie institutionnelle, le Parlement restant incapable d’adopter une loi de défense commune qui fixerait le statut des milices.

Washington, Riyad et Ankara : partenaires réticents et diplomatie préventive

L’administration américaine, par la voix de la secrétaire d’État adjointe Barbara Leaf, a exhorté en février les autorités libanaises à « assumer la responsabilité de désarmer toutes les formations irrégulières ». Pourtant, le Pentagone redoute qu’une offensive terrestre israélienne ne mobilise au-delà du Hezbollah l’ensemble de l’axe de la résistance, compliquant la sécurisation des détroits énergétiques du Golfe. Riyad, recentré sur la modernisation de son économie, joue la prudence ; un conseiller saoudien indique que « l’heure n’est plus aux croisades idéologiques mais aux lignes de crédit ». Ankara, de son côté, multiplie les contacts avec Téhéran et Qatar pour promouvoir une désescalade, soucieuse de préserver sa feuille de route énergétique TANAP. Ces divergences compressent la marge de manœuvre israélienne, qui ne peut compter que sur un soutien conditionnel de Washington, obsédé par la compétition indo-pacifique.

Vers un nouveau paradigme de sécurité au Levant ?

Le bras de fer actuel révèle un paradoxe stratégique. Plus Israël cherche à entamer la capacité du Hezbollah, plus il consolide son rôle de bouclier symbolique contre l’hégémonie perçue de l’État hébreu, offrant à Téhéran un dividende d’influence. À l’inverse, chaque salve de roquettes libanaises alimente dans la société israélienne le sentiment d’une menace existentielle justifiant un durcissement sécuritaire. Dans ce jeu d’action-réaction, l’architecture régionale se recompose : l’Égypte réactive le canal diplomatique du Caire, l’Arabie saoudite teste une médiation quadripartite, et la Russie se pose en arbitre, forte de ses actifs en Syrie. Pour le Liban, la fenêtre d’opportunité est étroite : élaborer un compromis interne sur la défense, ou risquer la satellisation définitive de son agenda national par des acteurs extérieurs. À ce stade, nul ne peut prédire si la « petite » guerre demeurera un murmure d’artillerie ou s’il s’agit du prélude à une conflagration majeure qui redessinerait les frontières mentales et politiques du Levant.

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