La disparition d’un chef de guerre n’efface pas son empreinte
Lorsque Abdelghani al-Kikli, plus connu sous le nom de guerre de Ghneiwa, a succombé à des complications pulmonaires en mai dernier, certains responsables de Tripoli ont cru voir se refermer un chapitre tumultueux de la violence urbaine libyenne. Ils ont rapidement déchanté. Car l’ancien commandant de la Force de dissuasion spéciale, loin de se contenter d’un leadership militaire, avait discrètement tissé une toile d’intérêts économiques, au centre de laquelle trône désormais la General National Maritime Transport Company (GNMTC), bras logistique de la National Oil Corporation (NOC).
Selon un diplomate européen en poste à Tunis, « les milices libyennes ont compris que détenir un quai rapporte plus que tenir un check-point ». La conversion accélérée d’anciens chefs de guerre en magnats du fret pétrolier en est l’illustration la plus aboutie.
GNMTC : un atout stratégique au carrefour des flux énergétiques
Créée à la fin des années 1970, la GNMTC opère aujourd’hui une flotte d’une quinzaine de tankers desservant l’ensemble du bassin méditerranéen. Elle assure jusqu’à 40 % des exportations d’hydrocarbures libyens. Dans un pays où plus de 95 % des recettes budgétaires proviennent du pétrole, contrôler l’armement maritime revient à se placer au cœur du pouvoir. Les experts de l’International Maritime Bureau rappellent d’ailleurs que les routes depuis Zawiya et Es Sider vers Augusta ou Fos-sur-Mer demeurent parmi les plus surveillées d’Afrique du Nord, tant elles cristallisent les enjeux financiers et sécuritaires.
Une restructuration sous le sceau du secret
Quelques semaines avant son décès, Ghneiwa a obtenu, auprès d’un tribunal commercial de Tripoli, l’enregistrement d’une fondation privée baptisée Al-Kikli Development, présentée comme un organe philanthropique. Dans les faits, cette structure détient 37 % des parts nouvellement émises de la GNMTC, parts acquises à la faveur d’une augmentation de capital passée inaperçue dans le vacarme des affrontements de Souq al-Jumaa. Le ministère de l’Économie, sollicité pour clarifier la procédure, a invoqué « la confidentialité des opérations relevant de la sécurité nationale ».
Parallèlement, le conseil d’administration a été remanié : trois postes clés reviennent désormais à d’anciens lieutenants de la Force de dissuasion spéciale, dépourvus d’expérience maritime mais rompus aux logiques de contrôle territorial. Un ancien officier de la marine libyenne, qui requiert l’anonymat, résume ainsi la manœuvre : « Sur le papier, la flotte appartient à l’État ; dans la salle des machines, elle répond à Ghneiwa. »
Conséquences pour la sécurité maritime en Méditerranée centrale
Cette privatisation de fait a deux effets majeurs. D’une part, les recettes d’affrètement, estimées à 320 millions de dollars annuels, échappent partiellement au Trésor public, alimentant des réseaux informels susceptibles de financer de nouvelles coalitions armées. D’autre part, les ports de Tripoli et de Misrata voient leur gouvernance opacifiée, compliquant la coordination avec l’Opération IRINI de l’Union européenne chargée de vérifier le respect de l’embargo sur les armes. Un officier de la marine grecque confie que « l’identification des bénéficiaires réels des cargaisons devient un casse-tête, et cela fragilise tout le régime de sanctions ».
Réactions en demi-teinte des autorités et de la communauté internationale
Le Gouvernement d’unité nationale, installé à Tripoli, a officiellement ordonné un audit interne, sans toutefois suspendre les nouvelles nominations entérinées par Ghneiwa. Les partenaires occidentaux hésitent à presser davantage, craignant de faire vaciller une stabilité institutionnelle déjà précaire. À New York, le comité des sanctions du Conseil de sécurité se penche sur des « transactions suspectes liées à la GNMTC », mais la Russie et les Émirats arabes unis freinent toute désignation nominative, invoquant un besoin de preuves complémentaires.
Impact sur l’architecture industrielle pétro-gazière
Au-delà du risque sécuritaire, l’influence de Ghneiwa sur la GNMTC redistribue les cartes dans l’écosystème pétrolier. Les majors européennes redoutent la résurgence d’intermédiaires exigeant des primes de risque pour sécuriser les affrètements. Par ricochet, la NOC voit sa marge de manœuvre financière se restreindre, ce qui pourrait entraîner un ralentissement des programmes de maintenance des champs on-shore de Syrte. À moyen terme, la compétitivité libyenne pourrait s’éroder face à la remontée en puissance du secteur irakien, jugé plus stable malgré des défis sécuritaires similaires.
Vers un nouveau rapport de force à Tripoli
La mort de Ghneiwa ne signifie pas l’effondrement de son empire. Ses héritiers, bien que divisés, disposent d’une trésorerie abondante et d’un outil de pression unique : la capacité à bloquer l’exportation du brut par simple immobilisation des tankers dans le port-réservoir de Mellitah. Cette perspective hante déjà les couloirs du quartier général de la Mission d’appui des Nations unies, qui redoute une instrumentalisation des flux pétroliers à l’approche d’éventuelles élections.
Pour nombre d’observateurs, la sécurisation de la chaîne logistique maritime libyenne passera par une redéfinition du dispositif de partenariat international, associant contrôles douaniers renforcés, traçabilité des bénéficiaires ultimes et, surtout, réaffirmation de l’autorité navale régulière. À défaut, le legs de Ghneiwa pourrait faire école et transformer la Méditerranée centrale en théâtre de nouvelles batailles économiques aux relents de poudre.