Une crise silencieuse sur les rails congolais
Le 14 avril, à l’aube, un train de marchandises du Chemin de fer Congo-Océan (CFCO) a percuté de plein fouet un homme assis au kilomètre 312, dans la périphérie de Nkayi. L’acte, volontaire selon les témoignages, a transformé la voie ferrée en scène d’effroi. Au-delà de l’émotion suscitée dans cette cité sucrière, l’événement révèle une tendance inquiétante : la banalisation des intrusions, volontaires ou accidentelles, sur l’axe stratégique Pointe-Noire-Brazzaville. Les statistiques internes du CFCO font état de dix-sept “accidents de personnes” depuis 2020, chiffre modeste en apparence mais lourd pour un réseau de seulement 510 kilomètres.
Des dispositifs de prévention encore embryonnaires
Sur la majeure partie du tracé, la voie est laissée à la vigilance des riverains. Quelques panneaux vétustes portent la mention “Défense absolue de circuler sur la plateforme”. Ni clôtures continues, ni capteurs de présence ne protègent le ballast. « Nous faisons avec les moyens du bord », concède un chef de district ferroviaire. Les postes de sécurité sont espacés d’une trentaine de kilomètres, tandis que les patrouilles pédestres ne disposent pas de moyens radios fiables. La situation contraste avec les standards internationaux qui imposent, pour les infrastructures critiques, une surveillance en temps réel et des barrières physiques systématiques dans les zones urbaines.
La détresse psychique, angle mort de la sécurité publique
Le suicide ferroviaire, phénomène longtemps mis sous le boisseau, interroge les services de santé et les forces de l’ordre. Le docteur Aymard Mabiala, psychiatre à Brazzaville, rappelle que « l’absence de centres d’écoute accessibles en province pousse les personnes en crise à des gestes extrêmes ». Or, la stratégie nationale de sécurité intérieure ne traite la vulnérabilité psychique qu’à travers le prisme de la criminalité, rarement sous celui de la prévention. En conséquence, policiers et gendarmes appelés sur les voies ferrées ne sont pas formés à la gestion d’événements traumatiques de cette nature.
Conséquences opérationnelles pour le CFCO et ses conducteurs
Sur le terrain, les victimes collatérales de ces actes sont les conducteurs, contraints d’assister impuissants à la collision. Selon le syndicat des mécaniciens, trois d’entre eux ont été placés en arrêt de travail prolongé depuis 2022 à la suite de chocs psychologiques. Outre la détresse humaine, chaque interruption de trafic engendre des retards dans l’acheminement des hydrocarbures et des produits miniers, affectant la balance commerciale déjà fragile du pays. Le ministère des Transports estime qu’une immobilisation de huit heures coûte près de vingt-cinq millions de francs CFA en pénalités contractuelles.
Vers une doctrine de protection intégrée des infrastructures ferroviaires
Face à la recrudescence des intrusions, le gouvernement évoque l’idée d’un plan de sécurisation global. Le projet, encore à l’état d’esquisse, prévoit la création d’une section ferroviaire au sein de la Police des frontières, le déploiement de caméras thermiques sur les points sensibles et la mise en place d’équipes mobiles d’intervention psychologique pouvant être engagées en moins de trente minutes. « La protection des emprises du rail est devenue un impératif de souveraineté », affirme un officier de la Direction générale de la sécurité territoriale. Reste à financer le dispositif : la facture est estimée à 12 milliards de francs CFA, soit le double du budget annuel d’entretien de la voie.
Un test décisif pour la gouvernance sécuritaire congolaise
Le drame de Nkayi agit comme un révélateur des failles systémiques de la sécurité intérieure. Dans un pays où 70 % du fret stratégique transite par le rail, chaque incident humain possède une dimension économique et, in fine, politique. Le Parlement examine actuellement un projet de loi sur la protection des infrastructures critiques qui inclut, pour la première fois, un volet santé mentale et une obligation pour les exploitants de mettre en place des dispositifs d’aide aux personnes en crise. Le vote attendu en juin servira de baromètre : il dira si le Congo est prêt à considérer qu’un suicide sur la voie ferrée n’est pas seulement un fait divers, mais un problème de sécurité nationale.