Défier Al-Shabaab : la demande pressante de Mogadiscio
Réélu en mai 2022 avec la promesse de reconquérir les districts ruraux passés sous la férule d’Al-Shabaab, Hassan Sheikh Mohamoud affronte un ennemi qui dispose encore, selon les estimations occidentales, de près de 7 000 combattants aguerris et de réseaux de prélèvement fiscal clandestin. Les Forces armées nationales somaliennes, en cours de reconstitution depuis quinze ans, demeurent éclatées, souvent sous-dotées et tributaires de la Mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) dont le calendrier de retrait est fixé à fin 2024. Dans ce vide sécuritaire annoncé, Mogadiscio multiplie les partenariats bilatéraux pour éviter un nouvel effondrement de l’État. Après Ankara, déjà présente via sa base de formation de Turksom, c’est Doha qui a répondu à l’appel.
L’offre qatariote : entre chequebook diplomacy et hard power mesuré
En coulisses, le ministère qatari de la Défense a signé à l’automne 2023 un accord de coopération élargie comprenant la livraison de véhicules blindés légers, de systèmes de communication cryptée et l’entraînement de deux bataillons d’infanterie légère. Une enveloppe initiale de 75 millions de dollars a été débloquée, complétée par un fonds de sûreté intérieure destiné à équiper les unités d’intervention de la police somalienne. « L’idée est de fournir les moyens nécessaires pour tenir le terrain une fois que l’ATMIS se retirera », confie un diplomate du Golfe basé à Nairobi. Cette approche graduelle, moins visible qu’une projection de forces, permet à Doha de renforcer son poids stratégique sans déclencher les réflexes allergiques d’Addis-Abeba ou d’Abu Dhabi.
Renseignement et drones : un nouveau palier capacitaire
Si la Turquie demeure le principal fournisseur de drones Bayraktar TB2 opérant depuis la base de Baledogle, le programme qatari complète le dispositif par la fourniture de micro-drones ISR à décollage vertical, adaptés au suivi des cellules urbaines d’Al-Shabaab. Des officiers de la Qatar Amiri Air Force supervisent depuis janvier 2024 un centre de fusion du renseignement à Mogadiscio, où les flux d’imagerie, d’interceptions radio et de renseignements humains sont corrélés puis redistribués aux forces somaliennes. Selon un rapport interne de l’Union africaine, ces capacités ont permis la localisation de trois ateliers d’IED dans le district de Middle Shabelle dès le premier trimestre 2024. L’obsession commune est de réduire le délai entre détection et neutralisation, encore supérieur à 96 heures.
Jeux d’alliances dans la Corne : l’onde de choc régionale
L’entrée en scène de Doha exacerbe les rivalités du Golfe exportées en Afrique de l’Est. Les Émirats arabes unis, déjà liés à la république autoproclamée du Somaliland par des concessions portuaires et une base navale à Berbera, voient d’un mauvais œil la montée en puissance de leur voisin. Pour Élias Haddad, chercheur à l’Institut d’études de sécurité de Pretoria, « la Somalie risque de devenir un théâtre de concurrence par procuration entre Dubaï et Doha, avec pour variable d’ajustement les flux d’armement et de liquidités vers des acteurs locaux ». Les chancelleries occidentales redoutent une fragmentation des chaînes de commandement somaliennes si chaque brigade venait à s’adosser à un bailleur différent.
Préserver la cohérence de la réforme du secteur de la sécurité
Au-delà des drones et des véhicules blindés, le défi essentiel demeure celui de la gouvernance. La Cellule de réforme du secteur de la sécurité, appuyée par l’ONU, plaide pour une centralisation des dons afin d’éviter la constitution de fiefs armés rivaux. Doha, soucieuse de préserver sa réputation de médiateur, affirme qu’elle livrera tous les équipements via le ministère somalien de la Défense et non par l’entremise de clans. Le scepticisme persiste cependant, alimenté par le précédent de 2018 où une cargaison d’armes légère aurait atterri directement à Kismayo, bastion du clan Ogaden, sans notification préalable.
Vers un modèle turco-qatari de sécurisation conjointe ?
À terme, Mogadiscio espère fusionner les apports turcs – davantage centrés sur la formation conventionnelle – et qatari – orientés vers le renseignement et la police – pour bâtir une architecture nationale de sécurité à deux piliers. Des exercices conjoints sous parapluie OTAN pourraient voir le jour, Ankara considérant déjà la Somalie comme un laboratoire d’exportation de son complexe militaro-industriel. Reste la question de la soutenabilité budgétaire : la masse salariale des forces somaliennes dépasse les 35 % du budget national. Sans un plan de relance économique, les réformes sécuritaires risquent de s’enliser, quelle que soit la générosité des bailleurs.
Entre gains tactiques et incertitudes stratégiques
Les premiers résultats sur le terrain sont tangibles : recul d’Al-Shabaab dans les districts de Hiiraan, baisse de 18 % des attentats VBIED à Mogadiscio depuis novembre 2023 et démantèlement de réseaux financiers clandestins. Néanmoins, la dépendance croissante à des partenariats bilatéraux fragmentés pourrait fragiliser la cohérence de la réforme militaire somalienne. Doha joue une partition subtile, oscillant entre projection d’influence et gestion de risques. Pour Hassan Sheikh Mohamoud, le soutien qatari représente une bouffée d’oxygène indispensable ; pour la région, il pose une équation nouvelle, celle d’une micro-puissance du Golfe capable de rebattre les cartes sécuritaires loin de ses rivages.