Une alliance sécuritaire consolidée par l’épreuve du temps
À Rabat, la signature du Plan d’action conjoint par Abdellatif Hammouchi et Louis Laugier a conforté une coopération née dès la fin des années 1990, lorsque Paris et Rabat avaient pressenti l’émergence de menaces transnationales difficiles à contenir dans un cadre bilatéral classique. Depuis, la lutte contre les réseaux djihadistes, les filières de stupéfiants et les flux migratoires irréguliers a forgé une culture opérationnelle partagée qui dépasse la simple assistance technique. L’adoption d’une feuille de route formalisée traduit la volonté des deux capitales de sortir d’une logique de réaction ponctuelle pour inscrire leur partenariat dans une architecture stratégique exigeante.
Le texte entérine la convergence des doctrines de sécurité intérieure des deux pays, tous deux soucieux de préserver la continuité territoriale – métropolitaine pour la France, saharo-méditerranéenne pour le Maroc – face à des acteurs criminels mobiles, connectés et polyglottes. En filigrane se lit également la nécessité de dépasser les soubresauts diplomatiques intermittents qui, par le passé, ont pu ralentir la machine coopérative. Le Plan d’action sert ainsi de garde-fou institutionnel pour amortir les tensions politiques tout en maintenant le canal policier à pleine capacité.
Une feuille de route opérationnelle face à la criminalité transnationale
Le document prévoit la création de groupes de travail ciblés sur la traque des fugitifs, la cybercriminalité financière et la sécurisation des axes de transit maritime reliant l’Atlantique au bassin méditerranéen. Les experts entendent mutualiser les bases de données biométriques et renforcer l’interopérabilité des logiciels d’analyse criminelle, un chapitre sensible où la protection des données personnelles exige des garde-fous juridiques robustes. Selon un haut fonctionnaire français présent à Rabat, « l’objectif n’est pas de fabriquer une mégabase commune, mais de pouvoir interroger, en temps quasi réel, les référentiels de l’autre partie ».
En matière de fugitifs, Paris mise sur la capacité marocaine à repérer des individus en rupture de ban se fondant dans la diaspora d’Afrique du Nord. À l’inverse, Rabat entend compter sur la Plate-forme de coopération policière européenne pour élargir la portée de ses notices rouges, notamment dans les Balkans et en Europe centrale. Le Plan d’action établit un protocole de saisine directe entre bureaux Sirene, réduisant d’un tiers le délai de diffusion d’une alerte selon les projections du ministère français de l’Intérieur.
L’échange de renseignement : entre impératifs de confiance et souveraineté
Le volet renseignement demeure l’ossature invisible de ce partenariat. La Direction générale de la surveillance du territoire (DGST) marocaine transmet régulièrement à la DGSI des informations sur les déplacements de cellules affiliées à l’État islamique au Sahel. En contrepartie, la France livre des analyses techniques sur les modes opératoires de l’ultra-gauche que Rabat redoute de voir émerger dans les manifestations de travailleurs. Cet équilibre subtil repose autant sur la confiance personnelle entre décideurs que sur une contractualisation rigoureuse des canaux de diffusion. La clause de « non-dissémination sans consentement », réaffirmée dans le Plan d’action, rappelle les traumatismes provoqués par certaines fuites de câbles diplomatiques en 2014.
L’idée d’un centre d’analyse conjoint, un temps évoquée, a été écartée afin de préserver la souveraineté décisionnelle des deux services. Un cadre de réunions trimestrielles, alternant Rabat et Paris, a finalement été privilégié. Pour un diplomate maghrébin, cette périodicité « permet une mise à jour fine du tableau de bord des menaces sans créer un monstre bureaucratique ».
Sécurisation des grands événements : Paris transmet le témoin olympique
La perspective des Jeux olympiques de Paris 2024 a servi de banc d’essai. Les policiers marocains, intégrés depuis janvier au Centre de coopération policière internationale de Neuilly-sur-Seine, participent déjà aux briefings quotidiens portant sur la protection des sites sensibles. Cette immersion permettra à Rabat d’anticiper la sécurisation de la Coupe du monde 2030, que le royaume coorganisera avec l’Espagne et le Portugal. Louis Laugier s’est dit prêt à déployer des mentors français dans les commissariats marocains afin de diffuser les enseignements tirés de la gestion des flux touristiques et de la menace drone.
A plus court terme, la France soutiendra la montée en gamme des unités d’intervention du Groupement d’appui opérationnel de la DGSN, notamment pour l’acquisition de brouilleurs antidrones et de caméras multispectrales. Les industriels hexagonaux de la sûreté y voient une opportunité de positionnement sur un marché nord-africain en pleine modernisation, même si la concurrence espagnole et israélienne se fait plus pressante.
Un partenariat qui navigue entre contraintes politiques et impératifs pratiques
Au-delà de l’affichage protocolaire, ce Plan d’action doit composer avec plusieurs défis structurels. Les procédures judiciaires ouvertes en France à l’encontre de responsables marocains pour des faits présumés de torture pèsent encore sur le climat de confiance. De même, le débat récurrent sur les visas Schengen accordés aux ressortissants marocains peut, à tout moment, rejaillir sur la coopération policière. Pour l’heure, les deux parties adoptent une approche pragmatique consistant à isoler le champ sécuritaire des turbulences politiques.
Cette séparation fonctionnelle n’est jamais acquise. Le précédent de 2014 a montré qu’un incident diplomatique peut paralyser l’entraide judiciaire pendant de longs mois. Toutefois, la régionalisation de la menace terroriste, conjuguée à la fluidification des réseaux de narcotrafic, oblige Paris et Rabat à maintenir une ligne directe permanente. En ce sens, la signature du Plan d’action agit comme un verrou anticrise, offrant un cadre juridique et opérationnel suffisamment flexible pour absorber les ondes de choc à venir.
Perspectives : vers une communauté de sécurité euro-maghrébine ?
Certains observateurs voient dans ce rapprochement l’ébauche d’une architecture euro-maghrébine articulée autour de la France, de l’Espagne et du Maroc. Si l’hypothèse reste prématurée, la logique des blocs de sécurité régionaux gagne du terrain face à l’érosion du multilatéralisme classique. Rabat, fort d’une diplomatie offensive en Afrique de l’Ouest, pourrait servir de point d’ancrage méridional à une « pivotale sud » de la sécurité européenne.
Pour l’heure, le succès du Plan d’action se jugera à l’aune d’indicateurs tangibles : nombre de fugitifs interpellés, saisies de cocaïne en Atlantique, neutralisation d’équipes djihadistes itinérantes. En coulisses, le véritable test résidera dans la capacité des deux services à partager des données sensibles sans compromettre leurs lignes rouges souveraines. À l’heure de la guerre des algorithmes, le pari reste audacieux mais nécessaire.