La diplomatie commerciale kényane face au ralentissement des échanges
Depuis son investiture, William Ruto martèle que « le commerce est la première ligne de défense d’une nation ». L’affaiblissement des flux d’exportation de thé et de fleurs, aggravé par la volatilité monétaire, a convaincu Nairobi de se tourner vers une diplomatie des sommets. En moins de douze mois, le palais de State House a accueilli ou coprésidé sept réunions consacrées à la Zone de libre-échange continentale africaine (AfCFTA). L’objectif affiché consiste à faire du Kenya le secrétariat officieux de ce vaste marché naissant, tandis que le siège légal de l’organisation demeure à Accra. Pour Ruto, capter la présidence tournante de plusieurs instances régionales – de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) au Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa) – offre une plateforme politique qui compense l’étroitesse du marché intérieur.
Libre-échange et base industrielle de défense : un tandem assumé
Nairobi ne cache plus son ambition de greffer une dimension duale – civile et militaire – à l’AfCFTA. Le ministère de la Défense, dirigé par Aden Duale, a lancé en février un plan de « souveraineté manufacturière » qui implique la relocalisation d’au moins trois lignes de production d’équipements individuels soldat, jusque-là importés d’Asie. La Kenya Ordnance Factories Corporation, longtemps cantonnée à l’assemblage de munitions pour fusils d’assaut, entend élargir sa gamme aux drones à voilure fixe de surveillance frontalière. Ruto argue que l’élimination des tarifs intra-africains « ouvrira un marché de 1,4 milliard d’âmes » à ces équipements, créant ainsi des économies d’échelle qui justifient l’investissement initial. Le pari est audacieux : une défense plus industrialisée soutiendrait une diplomatie commerciale crédible, tandis que le commerce agonirait les chaînes logistiques militaires.
Coopérations militaires et sécurité transfrontalière à l’ombre de l’AfCFTA
Le Kenya occupe déjà le commandement du contingent est-africain déployé en République démocratique du Congo dans le cadre de l’EACRF. À Nairobi, on souligne que la projection de forces à Goma ou Bunia « dégage de la stabilité indispensable au libre-échange ». Les officiers d’état-major participant aux réunions de l’AfCFTA soutiennent que la sécurisation des corridors Mombasa-Kampala et Lamu-Juba est une condition préalable à tout dividende commercial. Dans cette optique, les armées kényanes ont intensifié les patrouilles conjointes avec l’Ouganda le long du pipeline d’exportation de produits raffinés, tandis que la police maritime inaugure cette année un centre de commandement à Lamu pour prévenir la piraterie résiduelle. Ruto plaide pour que le Fonds de paix de l’Union africaine soit alimenté par un prélèvement sur la valeur ajoutée générée par l’AfCFTA, créant un couplage inédit entre croissance et dissuasion.
Équilibrer Washington, Pékin et Bruxelles dans la quête d’autonomie stratégique
À huis clos, les diplomates kényans confessent pratiquer une « triangulation constructive ». Washington voit dans l’AfCFTA un antidote aux dépendances chinoises, et propose des licences d’exportation accélérées pour les technologies de cybersurveillance frontalière. Pékin, de son côté, finance la modernisation de la ligne ferroviaire Mombasa-Naivasha, essentielle au transport de marchandises vers le cœur du continent. Bruxelles avance l’idée d’un Partenariat stratégique vert, liant accès préférentiel au marché européen et respect de standards environnementaux. Ruto exploite ces convergences sans s’aligner, multipliant les protocoles de défense limités : formation cyber avec l’USAFRICOM, maintenance d’hélicoptères Harbin avec AVIC, et participation à l’exercice maritime européen « Cutlass Express ». Cette habileté diplomatique vise à préserver une marge d’autonomie tout en obtenant des capacités critiques, notamment dans le renseignement d’origine image.
Réformes douanières et sécurité intérieure : la frontière numérique
L’ouverture du marché continental exige de fiabiliser les frontières intérieures, souligne Julius Bitok, secrétaire d’État à l’Immigration. La Force nationale de police met en œuvre un guichet unique numérique où les données biométriques des chauffeurs routiers seront croisées avec celles des passagers aériens. Le but officiel est de fluidifier le commerce, mais les ONG de défense des libertés civiles redoutent une extension de la surveillance. Ruto répond qu’un commerce sans contrôles « n’est qu’un corridor pour les trafics et le terrorisme ». Il cite la neutralisation, en avril, d’une cellule affiliée aux Shebab à la frontière tanzanienne, repérée grâce au partage de données douanières. La réforme comprend aussi l’intégration de la douane au National Intelligence Service, scellant la fusion entre économie et sécurité intérieure.
Vers une diplomatie du libre-échange sécurisée : perspectives et risques
À court terme, Nairobi espère que la ratification complète de l’AfCFTA doperait son PIB de 10 % d’ici 2030, selon le Treasury. Toutefois, la montée des rivalités régionales, notamment avec l’Éthiopie, pourrait transformer les couloirs économiques en points chauds militaires. Les analystes du think-tank International Crisis Group rappellent que « la militarisation de l’économie est un pari gagnant tant que les institutions restent inclusives ». Ruto mise sur un alignement des intérêts commerciaux et sécuritaires pour garantir la cohésion nationale, mais devra arbitrer entre transparence démocratique et impératifs de renseignement. Le succès de son audacieuse symphonie géo-économique dépendra, in fine, de la capacité de l’AfCFTA à générer des opportunités plus rapides que les menaces ne s’agrègent.