Un séisme institutionnel aux répercussions militaires
L’élection, le 22 juin à Abuja, du président sierra-léonais Julius Maada Bio à la tête de la Commission de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest a pris de court la plupart des chancelleries. Donné gagnant jusqu’à la dernière minute, le chef de l’État sénégalais Bassirou Diomaye Faye comptait sur l’alternance linguistique, tacitement observée depuis quatre décennies, pour hisser Dakar au rang de chef d’orchestre de la diplomatie sous-régionale. La défaite sénégalaise dépasse pourtant le simple protocole : elle fait vaciller le dispositif sécuritaire de la Cedeao, dont le nouveau patron devra assumer la coordination d’une Force en attente déjà mise à rude épreuve par la multiplication des foyers djihadistes dans le Sahel et le golfe de Guinée.
L’équation sécuritaire après le départ de l’AES
Depuis la décision du Mali, du Burkina Faso et du Niger de quitter l’organisation au profit de l’Alliance des États du Sahel, la Cedeao a perdu d’un seul coup trois armées de première ligne ainsi que la profondeur stratégique que leur géographie conférait à la lutte antiterroriste. Un conseiller militaire nigérien, joint à Niamey, constate que « la bande sahélienne était notre glacis protecteur ; sans elle, la menace se rapproche littéralement du littoral ». Les états-majors de Lagos et d’Accra redoutent, chiffres à l’appui, que les flux d’armes en provenance de Libye se redirigent désormais sans filtre vers le Bénin ou la Côte d’Ivoire. Dans ce contexte, le retrait de l’AES affaiblit non seulement l’instrument militaire commun, mais aussi la capacité de renseignement humain le long des routes transsahariennes.
Le lobbying nigérian et la fracture linguistique
La victoire de Julius Maada Bio n’aurait pas été possible sans la mobilisation personnelle du président nigérian Bola Tinubu. Profitant de la fragilité du bloc francophone, Abuja a convaincu le Cap-Vert et la Guinée-Bissau de voter en faveur d’un candidat anglophone afin de sécuriser une majorité confortable. Cette manœuvre confirme la montée en puissance d’un axe lusophone-anglophone, soucieux de peser sur les arbitrages budgétaires liés aux opérations maritimes dans le golfe de Guinée, essentiel pour le pétrole nigérian. Un diplomate sénégalais, amer, confie que « Dakar s’aperçoit trop tard que le clivage linguistique se double désormais d’un clivage géo-économique, où la sécurité énergétique prime sur le reste ».
La Force en attente face à une ardoise opérationnelle
Créée en 2004, la Force en attente de la Cedeao n’a jamais été autant sollicitée : qu’il s’agisse des contingents engagés contre Boko Haram ou des patrouilles côtières anti-pirates, son budget est sous tension chronique. Or, avec la nouvelle configuration institutionnelle, la contribution financière des pays francophones pourrait mécaniquement diminuer. Selon un haut fonctionnaire de la Commission, « la crédibilité opérationnelle de la Force est désormais suspendue à un fil ». Les retards de soldes, déjà observés lors de la mission Ecomib en Guinée-Bissau, risquent de se reproduire, compromettant le moral des troupes et la capacité de projection rapide que requièrent les crises électorales répétées dans la région.
Les paradoxes sécuritaires de Julius Maada Bio
Ancien militaire arrivé au pouvoir par les armes en 1996 avant de se reconvertir dans les urnes, Julius Maada Bio incarne une forme de résilience politique propre à l’Afrique de l’Ouest. Ses partisans soulignent qu’il pourrait dialoguer avec les régimes de l’AES, eux aussi dirigés par des officiers. Pourtant, les observateurs restent sceptiques. Les législatives sierra-léonaises de 2023 ont été entachées de soupçons de bourrages d’urnes, tandis que Freetown est régulièrement citée comme point d’entrée des stupéfiants sud-américains vers le Vieux Continent. La réputation de « narco-État » qui colle à la Sierra Leone compromet la légitimité morale du nouveau président de la Commission lorsqu’il sera question de promouvoir l’État de droit dans la région. Un officier français détaché à la coopération estime que « l’image de Bio affaiblit le message de bonne gouvernance qu’Abuja veut brandir face aux juntes sahéliennes ».
Perspectives sécuritaires régionales
À court terme, Julius Maada Bio devra prioritairement rallier des financements pour maintenir la Force en attente à un niveau opérationnel suffisant, tout en poursuivant la négociation d’un protocole de sécurité maritime qui traîne depuis trois ans dans les tiroirs. À moyen terme, la question clé sera celle de la réintégration – ou non – des États de l’AES. Bassirou Diomaye Faye avait ouvert une fenêtre de dialogue à Bamako et Ouagadougou, arguant d’une « sécurité indivisible » ; il faut désormais observer si son successeur adoptera la même ligne ou préférera la fermeté, au risque d’une rupture totale des flux de renseignements. Pour Abuja comme pour Dakar, la porte d’entrée des narcotrafiquants, des groupes djihadistes et des cybercriminels demeure l’immense territoire désertique sahélien. En réaffectant la présidence de la Commission à Freetown, la Cedeao vient de se doter d’un chef qui devra prouver, très vite, sa capacité à conjuguer ambition politique et crédibilité militaire. Faute de quoi, la fragmentation sécuritaire ouest-africaine risque de devenir la nouvelle norme.