Le prêche en 60 secondes, un défi pour la surveillance
Sous l’ombre des clochers d’Accra, les homélies dominicales désertent progressivement les bancs pour s’inviter sur l’écran des smartphones. En moins d’une minute, pasteurs et imams captent l’attention d’une génération Z hyperconnectée, capable de « scroller » un sermon comme elle zouke une chorégraphie gospel. « Nous ne sommes plus dans le temps long de la chaire », confie le révérend Daniel Nyarko, passé maître de l’effet viral. Cette mutation, séduisante pour l’évangélisation numérique, déroute toutefois la police criminelle ghanéenne, traditionnellement formée à surveiller radios communautaires et prêches physiques. La brièveté du format rend l’identification d’un message subversif plus complexe que l’analyse de prêches classiques archivées sur bande sonore.
Un algorithme aussi opaque qu’un réseau clandestin
Le moteur de recommandation de TikTok demeure, pour les analystes de la National Cyber Security Authority, une « boîte noire d’influence ». En agrégeant centres d’intérêt, temps de visionnage et interactions, l’algorithme façonne un itinéraire spirituel sur mesure sans que l’utilisateur n’en ait conscience. Les experts en renseignement signalent que cette personnalisation, optimisée pour la dopamine, constitue une surface d’attaque de choix pour les prédicateurs radicaux capables de glisser, au détour d’un hashtag évangélique, un contenu salafiste aux tonalités plus tranchées. En pratique, le tri heuristique opéré par l’intelligence artificielle s’apparente à la logistique d’un réseau clandestin : discret, segmenté, difficile à cartographier.
La frontière poreuse entre gospel et discours extrémiste
À Bolgatanga, porte d’entrée vers le Sahel, la police locale observe depuis la fin de 2022 l’irruption de comptes diffusant un mélange de prêches inspirés du christianisme pentecôtiste et de slogans djihadistes recyclés. Les autorités soupçonnent une tentative d’enrôlement soft ciblant des jeunes enclins aux contenus religieux ludiques. L’ONG West Africa Centre for Counter-Extremism relève que, sur un échantillon de 200 vidéos à connotation spirituelle, près de 17 % contenaient des propos ambigus sur la « guerre sainte ». Si la statistique demeure marginale, la dynamique inquiète au moment où les groupes affiliés à l’État islamique progressent dans le nord du Burkina Faso, à moins de 200 kilomètres de la frontière ghanéenne.
Les capacités de cyberveille d’Accra en quête d’adaptation
Face à ce brouillage des repères, le ministère de la Sécurité intérieure a renforcé son unité de cyber-veille cultuelle créée en 2021. Ses trente analystes, formés aux techniques OSINT par l’Union européenne, croisent désormais données biométriques, géolocalisation et patterns de langage pour dresser une cartographie de la prédication 2.0. Le commissaire Adjoa Mensah admet toutefois que « nous courons après un flux continu qui se régénère plus vite que nos alertes ». L’État a donc passé contrat avec deux sociétés de cyber-renseignement israéliennes afin de développer des modèles de détection automatique fondés sur la sémantique twi et haoussa, langues les plus employées dans les contenus religieux ghanéens.
Coopérations régionales et diplomatie préventive
Conscientes de la dimension transfrontalière de la menace, Accra, Lomé et Abidjan ont inscrit la médiatisation religieuse sur TikTok à l’agenda de l’Initiative d’Accra, mécanisme de coopération sécuritaire créé en 2017. Début mai, les directeurs du renseignement de six États côtiers ont autorisé la mise en commun d’indicateurs de radicalisation numérique, tandis que l’Union africaine planche sur un guide de bonnes pratiques destiné aux plateformes. Accra plaide également auprès de Pékin, maison-mère de TikTok, pour un accès privilégié aux métadonnées de diffusion, démarche qui exige une diplomatie de la persuasion technologique peu familière des chancelleries ouest-africaines.
Entre régulation et liberté de culte, le délicat équilibre
Si l’Assemblée nationale examine un projet de loi sur la « ligne rouge confessionnelle » dans le numérique, nombre de constitutionnalistes rappellent la sensibilité du sujet. Le Ghana, souvent cité comme modèle pluraliste, aurait beaucoup à perdre à vouloir censurer l’expression religieuse en ligne. Le ministre de l’Information, Kojo Oppong Nkrumah, résume l’équation : « Notre devoir est de préserver la liberté de culte sans prêter le flanc à l’extrémisme ». Les services de sécurité devront donc, à brève échéance, conjuguer pédagogie civique, mise à niveau technologique et dialogue avec les autorités religieuses pour empêcher que le scroller ne devienne le complice involontaire d’une propagande plus létale. Ainsi, dans cette bataille des consciences de 60 secondes, le Ghana joue une partie décisive pour l’intégrité de son espace public et la stabilité de son Sud côtier.