Une interpellation aux répercussions nationales
Le 30 mai 2022, Alberto Lissassi, jeune diplômé en quête d’emploi, est conduit dans un commissariat de Brazzaville à la faveur d’un contrôle dont le motif demeure, selon lui, non étayé. À la sortie de garde à vue, le diagnostic médical est sans appel : traumatisme sévère et perte totale de l’œil gauche. Le visage tuméfié de la victime circule bientôt sur les réseaux sociaux, provoquant une onde d’émotion bien au-delà du quartier Poto-Poto où l’arrestation s’est déroulée. Dans un contexte régional sensible, où la confiance entre population et forces de sécurité reste un facteur déterminant de stabilité, l’affaire renvoie à la délicate articulation entre impératif d’ordre public et respect de l’intégrité physique des personnes placées en détention.
Le parquet face au privilège de juridiction des OPJ
Soucieux d’obtenir réparation, Alberto Lissassi dépose plainte quelques semaines après les faits. Les policiers incriminés bénéficient alors du statut d’Officiers de police judiciaire, dispositif qui, dans l’architecture juridique congolaise, leur confère un privilège de juridiction. En pratique, seuls quelques magistrats prédéfinis peuvent alors connaître de l’affaire, ce qui ralentit l’instruction. La Cour suprême intervient néanmoins : par arrêt, elle lève la qualité d’OPJ des mis en cause et enjoint le Tribunal de grande instance d’ouvrir une procédure de droit commun. Entendue pour la première fois en juillet 2024, la défense sollicite des délais, tandis que le parquet temporise. Le dossier demeure depuis « bloqué », regrettent la partie civile et son conseil, qui plaident pour une audience au fond afin de déterminer les responsabilités – y compris celles de l’État, civilement engagé.
Conséquences opérationnelles pour la police congolaise
Au-delà du prétoire, le commandement de la Police nationale est conscient que la célérité judiciaire constitue un indicateur de crédibilité institutionnelle. L’absence de décision définitive maintient un climat d’incertitude au sein des unités et complique la tâche des officiers chargés de la discipline interne. Dans les couloirs de l’état-major, l’on souligne que la chaîne hiérarchique ne saurait se substituer aux juridictions, mais qu’elle reste tenue d’anticiper l’impact d’éventuelles condamnations sur l’effectif. Le risque de dilution des responsabilités est d’autant plus élevé que les prévenus ont déjà été déchus de leur qualité d’OPJ ; il leur est donc interdit d’exercer certaines fonctions d’enquête, avec des répercussions directes sur la continuité des services et la répartition des patrouilles.
La voix des défenseurs des droits humains
Pour Trésor Nzila, militant reconnu, ce dossier illustre « une justice à double standard ». L’expression, frappante, met en lumière la persistance d’une perception d’inégalité devant la loi, perception qui alimente parfois la défiance et, par ricochet, fragilise l’assise sociétale des forces de sécurité. Nzila ne manque toutefois pas de rappeler que la mise en mouvement de l’action publique, même lente, traduit une réalité : la possibilité, pour un citoyen, d’obtenir que l’État réponde de la conduite de ses agents. La nuance est cruciale : loin de s’apparenter à un procès de la police dans son ensemble, l’affaire Lissassi examine la responsabilité individuelle de quelques fonctionnaires et, partant, la capacité du système à filtrer les comportements déviants.
Enjeux stratégiques pour la gouvernance sécuritaire
Le temps judiciaire, souvent plus long que le temps médiatique, pose un défi singulier aux administrations de défense intérieure. D’un côté, la présomption d’innocence invite à la retenue ; de l’autre, la communication stratégique doit rassurer les populations sans interférer avec le juge. Plusieurs hauts responsables, interrogés sous couvert de réserve, estiment que la clarification rapide du statut procédural des mis en cause permettrait de focaliser l’attention publique sur les actions de modernisation déjà engagées, notamment en matière de formation aux techniques d’interpellation et au maniement de la force. Pour eux, l’affaire Lissassi offre paradoxalement l’occasion de démontrer la capacité d’adaptation de l’appareil sécuritaire, condition sine qua non d’un partenariat durable avec les bailleurs internationaux soucieux du respect des droits fondamentaux.
Perspectives de résilience institutionnelle
À moyen terme, l’issue du procès fixera une jurisprudence qui servira de référence aux futures procédures mettant en cause des agents d’autorité. La partie civile, rappelant que son client ne pourra envisager d’évacuation médicale sans reconnaissance préalable de sa qualité de victime, insiste sur l’urgence d’un verdict. Les magistrats, eux, se retranchent derrière la nécessité d’un dossier d’instruction complet. Entre ces deux temporalités, celle de la gouvernance sécuritaire s’affirme : toute institution armée se doit de conjuguer efficacité opérationnelle et respect de l’État de droit. Brazzaville, où se croisent intérêts économiques, enjeux maritimes et coopérations régionales, sait qu’elle ne peut dissocier son image extérieure de la gestion interne de ses forces. La résolution équitable du cas Lissassi, loin d’être un simple contentieux individuel, s’impose désormais comme un test pour la maturité juridique et la résilience stratégique du pays.
