Une diplomatie sécuritaire à l’épreuve du réel
Sous la coupole mauresque du ministère marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita et son homologue somalien Abdisalam Abdi Ali ont signé, le 2 décembre à Rabat, une feuille de route 2026-2028 dont la tonalité dépasse largement les codes protocolaires. Derrière la rhétorique de l’amitié, les deux chefs de diplomatie ont inscrit noir sur blanc un programme visant à densifier les échanges de haut niveau, à articuler des projets communs et, surtout, à faire de la sécurité un catalyseur de développement partagé. Dans une Afrique en recomposition stratégique, l’alliance entre un royaume stable de l’Atlantique et un État de la Corne en reconstruction trace un trait d’union inédit entre les rives occidentale et orientale du continent.
- Une diplomatie sécuritaire à l’épreuve du réel
- Lutte antiterroriste : vers un partage de savoir-faire
- Sûreté maritime : de Tanger Med à Bab el-Mandeb
- Diplomatie des connaissances et montée en gamme industrielle
- Coordination multilatérale : une voix africaine unifiée
- Implications pour l’Afrique centrale et le Golfe de Guinée
- Un jalon de la doctrine Sud-Sud du Roi Mohammed VI
- Vers 2028 : jalons et garde-fous
Lutte antiterroriste : vers un partage de savoir-faire
Le texte évoque, en termes mesurés, une coopération sécuritaire appelée à englober le renseignement, la police judiciaire et la formation des unités spécialisées. Rabat dispose d’une expertise internationalement reconnue en matière de déradicalisation et de contre-terrorisme. Depuis l’attentat de Casablanca en 2003, le Bureau central d’investigations judiciaires entretient des canaux de coopération étroits avec Europol et Interpol. Cette architecture intéresse particulièrement Mogadiscio qui, à l’aube du retrait de la mission de l’Union africaine (ATMIS), doit contenir la menace persistante des chebabs et reconstruire un appareil sécuritaire souverain. « Le Maroc a su conjuguer intelligence humaine, maillage territorial de la Gendarmerie royale et innovation technologique ; c’est ce modèle que nous voulons étudier », confiait, en marge de la cérémonie, un conseiller du ministre somalien.
Sûreté maritime : de Tanger Med à Bab el-Mandeb
L’axe Rabat-Mogadiscio se veut également maritime. Les passages stratégiques – Détroit de Gibraltar, Cap Finisterre, Bab el-Mandeb – forment un continuum logistique dont la protection conditionne la vitalité économique africaine. Le document bilatéral identifie la lutte contre la piraterie, la pêche illicite et les trafics illicites comme priorités communes. Avec la montée en puissance de la Marine royale, dotée de patrouilleurs hauturiers OPV-700 et de systèmes ISR embarqués, le Maroc offre un savoir-faire que la Somalie, confrontée à une piraterie résurgente au large de Harardhere, souhaite internaliser. Au-delà du partage de données AIS et satellite, il est question de modules mixtes d’entraînement dans les centres d’instruction de Kénitra, avant des déploiements conjoints dans l’océan Indien, en coordination avec l’architecture africaine de sûreté maritime (AIMS).
Diplomatie des connaissances et montée en gamme industrielle
La décision de porter à 120 par an le quota de bourses marocaines pour les étudiants somaliens n’est pas qu’un geste de solidarité. Elle constitue un levier d’influence douce orienté vers les filières sensibles : cybersécurité, ingénierie navale, médecine militaire. Plusieurs sources universitaires évoquent déjà la création d’un parcours commun en management de crises, adossé à l’Académie marocaine d’études diplomatiques. Sur le plan industriel, la feuille de route ouvre la voie à un dialogue entre l’Agence marocaine d’exportations de défense (AMEDE) et la Somali National Army sur la maintenance des véhicules blindés légers et la fourniture de vedettes rapides conçues dans les chantiers de Casablanca. « Nous voulons bâtir un écosystème étoffé où l’investissement privé somalien pourra rencontrer la technologie marocaine », souligne un haut cadre du ministère de l’Industrie de Rabat.
Coordination multilatérale : une voix africaine unifiée
Les deux ministres se sont engagés à harmoniser leurs positions au sein de l’Union africaine et des Nations unies. Au-delà des habituels principes de souveraineté et d’intégrité territoriale, Rabat et Mogadiscio entendent défendre une lecture africaine de la sécurité collective : priorité à la prévention, soutien aux forces locales et contrôle accru des flux financiers internationaux qui alimentent la criminalité transnationale. Cette entente diplomatique pourrait favoriser l’inscription de la problématique des drones armés non étatiques à l’ordre du jour du Conseil de paix et de sécurité de l’UA, un sujet sur lequel le Maroc travaille déjà avec la CEMAC, notamment le Congo-Brazzaville, dans le cadre des exercices Amani Africa.
Implications pour l’Afrique centrale et le Golfe de Guinée
Si la feuille de route est née entre l’Atlantique et l’océan Indien, ses retombées pourraient irriguer le cœur du continent. Les initiatives marocaines en matière de sûreté portuaire inspirent déjà Pointe-Noire, plaque tournante pétro-gazière du Congo, qui cherche à renforcer la protection de ses terminaux face à la criminalité maritime. Par effet miroir, l’expérience somalienne dans la restructuration des forces armées post-conflit alimente les réflexions régionales sur la démobilisation-réintégration et la résilience communautaire. « L’accord Rabat-Mogadiscio démontre qu’une coopération Sud-Sud ambitieuse peut générer des normes africaines viables, hors du schéma bailleurs-donateurs », explique le politologue congolais Juldevert Mabiala.
Un jalon de la doctrine Sud-Sud du Roi Mohammed VI
Cette dynamique s’inscrit dans le continuum stratégique impulsé par le Roi Mohammed VI, articulant diplomatie religieuse, investissement structurant et sécurité coopérative. En s’associant à la Somalie du Président Hassan Cheikh Mohamoud, Rabat illustre sa capacité à investir les zones réputées instables tout en promouvant une architecture collective. À l’heure où plusieurs partenaires extra-continentaux réduisent la voilure, l’initiative expose une doctrine africaine de la responsabilité partagée. Pour les chancelleries d’Afrique centrale, elle confirme l’émergence de pôles régionaux aptes à irriguer le continent d’expertises endogènes, susceptibles de venir en appui aux plans nationaux de relance sécuritaire, qu’il s’agisse de la Commission mixte Golfe de Guinée ou des programmes de cyber-résilience de Libreville à Brazzaville.
Vers 2028 : jalons et garde-fous
Les signataires ont acté un calendrier semestriel de suivi, jalonné par des réunions alternées à Rabat et Mogadiscio. Les indicateurs clés porteront sur la réduction des incidents de piraterie, la mise sur pied d’un bataillon somalien formé au Maroc et la mutualisation de bases de données criminelles. La dimension budgétaire reste discrète, mais l’Agence marocaine de coopération internationale devrait piloter un fonds dédié, abondé par les deux parties et ouvert aux partenaires tiers. L’accord d’exemption de visas pour passeports diplomatiques, signé dans la même séquence, facilitera la mobilité des experts. Les chancelleries occidentales observent avec intérêt, y voyant un laboratoire africain de sécurité intégrée.
